10 novembre 2006

De l'art de faire Suez

Encore une note du type « note de lecture divagante » : pour partager mes lectures du moment et les réflexions que ça inspire, mais aussi parce que c'est un moyen de faire circuler ce blog à l'extérieur de mes recherches personnelles - oui, j'arrive pour le moment à garder une vague idée du fait qu'il y a une vie en dehors de mon sujet ; j'ignore combien de temps ça durera.

Il s'agit aujourd'hui d'un bouquin dont j'ai déjà parlé plusieurs fois : celui de Nathalie Montel sur le chantier du canal de Suez, réalisé entre 1859 et 1869 (le canal, pas le bouquin). Un bouquin qui a pas mal de mérites ; par bien des côtés, c'est un modèle de monographie d'histoire des technique, ce qui m'arrange bien, vu que c'est précisément le genre de travail que je dois produire cette année.

Premier mérite : déboulonner le mythe de Ferdinand de Lesseps. Je cite André Siegfried dans l'ouvrage dont j'ai parlé il y a quelques semaines, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales (p. 49) :

On ne saurait trop admirer Ferdinand de Lesseps : c'est lui qui a fait le canal, il est tout le canal ; créateur d'une route mondiale nouvelle, il est de la taille des Magellan et des Vasco de Gama.

Et ça continue sur ce ton. Montel le ramène à une stature beaucoup plus raisonnable, celle de promoteur (Montel, p. 351), au sens fort du mot : il lance l'idée, en assure justement la promotion, cours après les financements... Par contre, il n'intervient pratiquement pas dans les travaux, sauf pour s'entêter dans des choix initiaux d'organisation du chantier qui ne tiennent pas la route - jusqu'à finalement changer d'avis, en toute discrétion pour ne pas alarmer les actionnaires. Le génie de Lesseps c'est, en grande partie, d'avoir vu l'importance qu'il y avait à monopoliser la communication concernant l'ouvrage : il est contractuellement interdit aux employés de la compagnie de laisser filtrer quelque information que ce soit à l'extérieur. Sa gloire posthume a montré qu'il avait parfaitement maîtrisé cet aspect de la chose !

Sur le chantier lui-même, je vous laisse lire l'ouvrage. Rappelons juste qu'il s'agit d'un canal de 162 km à creuser dans le désert, en utilisant en partie les lacs salés qui parsèment l'isthme. Côté Mer rouge, un port ancien et important, Suez - le point d'embarquement des pélerins de Basse-Égypte se rendant à la Mecque. Côté Méditerranée, rien : on construit un port artificiel sur les dunes qui séparent la vaste lagune du lac Menzaleh de la mer ; ça reste d'ailleurs une approche difficile pour les bateaux qui ne disposent pas de navigation par satellite, tant la côte manque de points de repères. Entre les deux, le canal ne nécéssite pas d'écluse : c'est, suivant l'expression de l'époque, un bosphore artificiel. Il s'agit donc d'une vaste opération de terrassement, dans des conditions particulièrement rudes et avec un volume à extraire énorme.

Le point-clé dans l'affaire, et plus généralement dans l'histoire des chantiers, c'est : « faire » ou « faire faire ». C'est à la fois un des points forts et un des points faibles du bouquin. La compagnie fondée par Lesseps doit être l'exploitant futur du canal mais elle n'est pas une entreprise de travaux public - elle est maître d'ouvrage plutôt que maître d'œuvre. Les travaux sont initialement confiés de manière globale à un entrepreneur, Hardon. Nathalie Montel met en évidence les difficultés dans lesquelles s'empêtre le chantier faute d'un contrôle effectif des réalisations de l'entreprise Hardon par la Compagnie et montre l'importance cruciale de la mise en place par l'ingénieur des Ponts et Chaussées Voisin d'un tel contrôle. Lorsque le marché avec Hardon est finalement résilié, les travaux sont temporairement poursuivis en régie (la Compagnie devenant pour un temps maître d'œuvre) avant d'être divisés en lots et confiés à diverses entreprises, notamment Borel et Lavalley qui, à grand renfort de mécanisation, réalisent environ les trois quarts des terrassements.

Mon regret : que cette transition par la régie ne soit pas analysée de manière plus détaillée. Elle est présentée uniquement sous la forme de l'échec : par conservatisme, l'infrastructure calquée de celle des Ponts et Chaussées ne parviendrait pas à mettre en place les innovations nécessaires à la poursuite des travaux, ce qui la contraindrait à passer la main à des entrepreneurs plus aptes à cette prise de risque. Je suis prêt à la croire, mais j'aurais aimé que, pour cela, elle élimine preuve à l'appui l'hypothèse inverse : que la Compagnie, maître d'ouvrage, ne se soit mis dans la peau du maître d'œuvre que par défaut, temporairement, le temps de la liquidation de l'entreprise Hardon et du lancement de nouveaux appels d'offre. Ceux-ci terminés, la Compagnie serait naturellement retournée dans le domaine qui est le sien, celui du « faire faire ». Il peut bien sûr y avoir toute sorte de solutions intermédiaires, par exemple que Voisin, chef des travaux pour la Compagnie, ait été tenté par la réalisation directe des travaux avant de se rendre compte qu'il sortait de son domaine de compétence... Bon, Nathalie Montel sera au séminaire de Master en décembre : je lui poserai la question !

Notons par ailleurs que les passages sur la mécanisation des travaux publics, pour laquelle Suez, avec son contexte de pénurie chronique de main d'œuvre, est un terrain d'essai extraordinaire, sont passionnants ; que la réflexions sur la relation entre sciences et techniques au milieu du XIXe siècle est tout à fait stimulante (pour faire court, il n'y a pratiquement pas d'application directe des progrès scientifiques au domaine des travaux publics) ; enfin, que je partage entièrement les réserves de l'auteur sur la place faite en histoire des techniques au concept d'ingénieur !

Bref, un bon bouqin d'histoire des techniques. Glop, glop.


* * *

Référence : Nathalie Montel, Le chantier du canal de Suez (1859-1869), Une histoire des pratiques techniques, éditions In Forma/Presse de l'École nationale des Ponts et Chaussées, 1998, 381 p.

Illustrations : couverture de l'ouvrage ; plan du canal de Suez (Foncin/Colin/Fraysse, cours de géographie pour le certificat d'études primaires, Armand Colin, 1957) ; la drague à long couloir de Lavalley (d'après Montel, op. cit., p. 240.)

03 novembre 2006

Mers du Nord

Le 23 janvier 1579, un traité fédérant Hollande, Zélande, Groningue, Gueldre, Frise, Utrecht, Gueldre et Overijssel - provinces protestantes du Nord des Pays-Bas, soulevées depuis 1566 contre leur souverain espagnol - marque la naissance d'un pays nouveau, les Provinces-Unies.

15 ans plus tard, en 1594, sortent de la rade du Texel trois navires, l'un venu d'Amsterdam, l'autre d'Enkhuizen, le troisième de Zélande. L'expédition est pilotée par Willem Barentsz. Il y en aura deux autres, dans le même objectif : découvrir un passage vers les Indes en passant au nord de l'Eurasie.

Inutile de dire que ces expéditions échouent, même si elles ont le mérite d'explorer les côte du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble. La troisième (1596-1597) a même tellement échouée qu'elle s'est soldée par la perte des navires, broyés par la glace, un hivernage improvisé sur les côtes de Nouvelle-Zemble, et un retour en chaloupe pendant lequel Barentsz passe de vie à trépas.

Mais ce qui reste de ces expéditions, c'est la maîtrise des mers nordiques, totalement délaissée par les explorateurs espagnols et portuguais, et des liens extrêmement solide avec l'Europe du Nord. C'est sur cette base que se développe la puissance hollandaise, et pas seulement pour la pêche à la baleine : au XVIIe siècle, Amsterdam est le principal marché européen pour l'artillerie de marine, alors même que les Provinces-Unies n'ont pratiquement aucune sidérurgie - les fameux canons hollandais que l'archéologie sous-marine repêche un peu partout sont de fabrication scandinave ou russe.

Après la « glorieuse révolution » de 1688, qui voit l'arrivée sur le trône d'Angleterre du Stadthouder des Provinces-Unies, cette tradition nordique le suit. Je reviendrai un jour sur l'importance des contacts scandinaves et russes dans la première industrialisation de la Grande-Bretagne, celle qui commence à la fin du XVIIe siècle, justement. De notre point de vue français, nous négligeons facilement le poids historique de ces régions, sans doute parce que nous ne sommes pas particulièrement tentés d'y passer nos vacances - enfin, moi, si, mais c'est une autre histoire.

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Illustrations : couverture de Prisonniers des glaces, les expéditions de Willem Barentsz (1594-1597), texte établi et présenté par Xavier de Castro, Chandeigne/UNESCO 1996 ; scène de chasse à la baleine dans l'Arctique (vers 1700), Scheepvart Museum, Amsterdam.

20 octobre 2006

Usine / chantier

Deux instances de ce que nos statisticiens appellent le secteur secondaire : l'usine et le chantier. Une usine, c'est un lieu de travail créé à un endroit donné pour un temps non défini mais de préférence relativement long. Un chantier n'est que temporaire - après, il se termine, il cesse d'être chantier ; un autre chantier s'ouvrira sans doute aileurs. Dans une usine, les différentes parties du processus de production sont réparties dans l'espace, l'atelier de fonderie, de peinture, d'ajustage... Sur un chantier, les « corps d'état » se succèdent au même endroit, de préférence dans le bon ordre - terrassier, maçon, charpentier, couvreur, plâtrier, etc. D'une usine on sort les objets produits, alors que c'est le chantier qui doit partir pour livrer son objet...

Bref, à divers titre, chantier et usine sont, non pas en opposition, mais en dualité - deux modalités divergentes du travail humain organisé. Ma présentation de cet après-midi en séminaire de Master, c'était sur ce qui se passe quand c'est les deux à la fois : une usine en chantier.


Les évolutions de la fonderie de Ruelle, 1786-1826, d'après un article de la Revue maritime et coloniale, mars 1870

Je ne vais pas vous refaire tous le speech - un peu trop long, comme d'habitude, et largement improvisé de toute façon - mais voilà l'idée générale. De 1786 à 1806, puis de nouveau dans les années 1820 (mais ça sort de mon sujet), la fonderie de canons de la Marine située à Ruelle (Charente) subit une série de remaniements importants, avec construction de nouveaux bâtiments, destruction de certains autres, réaménagement complet du cours de la rivière, etc. - la forge à canon construite en 1753 dans une ancienne papeterie se transforme en un établissement d'un type nouveau : une grande fonderie.

Mais Pendant les travaux, la vente continue : les travaux avaient commencé en 1788 mais sont ensuite mis en veilleuse jusqu'à la déclaration de guerre de 1792 ; après ça, les travaux reprennent d'arrache-pied justement parce qu'on a besoin de canons pour la guerre ; il n'est donc pas question d'interrompre la production. Cohabitent donc dans un même espace usine et chantier - avec chacun leurs ouvriers, leurs matériaux, leur direction. Tout ce beau monde se marchant sur les pieds à l'occasion : « l'entrepreneur de la fonte des canons a pris pour le moulage des pièces le sable destiné au mortier pour la maçonnerie du nouveau four », dit l'entrepreneur des travaux.

Résultat des courses : un cas d'espèce intéressant sur la dualité usine/chantier ; et l'origine de trois tonnes de sources détaillées sur l'histoire de la fonderie. Le pied, quand c'est le sujet qu'on se propose de traiter pour son mémoire de M2.

P.S. : le bouquin de Nathalie Montel sur le canal de Suez (j'en parlerai un de ces jours) est particulièrement inspirant sur la notion de chantier comme mode spécifique d'organisation du travail - et donc objet d'histoire des techniques. L'intro en particulier est bien fichue comme tout et m'a aidée à conceptualiser un peu tout ça.

13 octobre 2006

Marchand-Fashoda ou la ruée vers l'Afrique

Il y a quelques années, j'accompagnais ma belle à la British Library - qui était encore dans les murs du British Museum, ça ne date donc pas d'hier - et, n'ayant rien de particulier à y faire, je m'étais mis en tête de faire le tour de la bibliographie sur un épisode qui évoquait de vagues souvenirs de manuels scolaire : l'affaire de Fashoda. Ce que j'en savais : que s'étaient affrontées là les ambitions coloniales anglaise, dirigées sur l'axe allant du Caire au Cap, et françaises, cherchant à établir une transversale de l'Atlantique à Djibouti. Je croyais savoir que ça se passait à la fin du XIXème siècle, mais c'était à peu près tout.

Ce que j'ai lu sur la question m'a appris énormément sur ce qu'a été la conquête de l'Afrique par l'Europe à cette époque. petit résumé.

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Itinéraire principal de l'expédition Marchand, de Loango à Djibouti, d'après Marc MICHEL.

La rencontre franco-anglaise à Fashoda date de l'automne 1899, mais l'expédition était partie depuis trois ans. La ruée européenne pour le contrôle effectif de colonies en Afrique avait, elle, débuté vers 1875, en s'accélérant dans les années 1880. Depuis 1893, les Colonies ont un sous-secrétaire d'État : l'empire colonial prend corps au sein de l'administration. Et cela sans que l'on ait jamais décidé clairement quels étaient les buts et les limites de cette politique : depuis la chute du gouvernement Jules Ferry sur l'affaire du Tonkin (1885), ce sont des sujets que l'on évite. Les expéditions se décident en petit comité dans les couloirs du ministère de la Marine ou de la Guerre, plus tard des Colonies. Un « parti colonial » s'organise, mais rien à voir avec un parti politique : il s'agit plutôt d'un groupe de pression réunissant des personnalités favorable à la colonisation.

En 1893, ce groupe commence à formuler le projet d'une expédition du Congo (sur lequel la France possède des établissements depuis les voyages de Savorgnan de Brazza) vers le Nil, dans l'actuel Soudan. Ce territoire avait été sous contrôle anglo-égyptien - c'est à dire contrôlé par l'Angleterre sous la souveraineté nominale du sultan du Caire - mais ils en avaient été chassés en 1883 par un violent soulèvement combinant Islam radical et intérêts esclavagistes (les Arabes du Soudan étant alors les principaux fournisseurs de la traite négrière par la mer rouge, la seule encore prospère). Le projet français était de profiter de la situation pour s'installer sur le Nil en amont du territoire soulevé (l'État du Mahdi), de négocier si possible une alliance avec les mahdistes, et d'utiliser cette position pour renégocier avec l'Angleterre la domination de l'Égypte - voire, dans la version la plus folle du projet, de contrôler par un barrage le cours du Nil. Ce qui était hydrologiquement absurde, mais ça avait impressionné les politiciens : on raisonne sur des cartes à moitié blanches, dans l'abstrait, à grand coup de « y a qu'à » et de « faut qu'on ».

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Le projet traîne, au gré des crises politiques : on est en pleine affaire Dreyfus. Fin 1896, un capitaine d'infanterie de Marine, Marchand, parvient à convaincre le gouvernement de lui confier la mission, avec des effectifs français très limités et, dans ses bagages, une canonnière à vapeur en kit qui devra être remontée surles premiers affluents du Nil - l'affaire sera rondement menée.

Il faut en fait plus de deux ans de galère pour atteindre la petite forteresse de Fashoda. En particulier, les fameux affluents du Nil, qu'on imaginait larges et aiséments navigables, sont envahis par le Suddh, une végétation flottante qiu forme de verritables barrages - il faut pratiquement creuser un chenal tout en avançant. la région a été dévastée par les madhiste, au point que la nourriture manque... Le petit saut de puce entre bassin du Congo et bassin du Nil n'est pas si simple à franchir sur le terrain.

Cependant, le gouvernement anglais riposte : le général Kitchener commande les armées du sultan d'Égypte ; on lui adjoint des renforts anglais et il mène une guerre-éclair contre les mahdistes. La découverte de balles françaises dans le bois d'un bateau capturé lui confirme la présence des Français - dont le projet d'alliance avec la rebellion a visiblement fait long feu. Un mois plus tard, en septembre 1898, il est devant Fashoda. La tension est à son comble entre la France, où la crise politique s'accentue, et l'Angleterre, qui mobilise sa Marine...

Et finalement, la tension retombe. Le second de Marchand rentre en France avec le rapport de son chef, en descendant le Nil avec les Anglais : le trajet ne dure que deux semaines... On peut penser que cette disproportion entre le temps de trajet de l'expédition et celui-là ait fait réaliser aux politiciens l'innanité du projet ! Le gros de l'expédition rentre par Djibouti, sur les trace de la mission Bonchamps qui devaient la renforcer mais s'était lassée de l'attendre ; la frontière est tracée sur les bases de la situation antérieure. De toute cette affaire, il ne reste pas grand chose - un vague ressentiment qui sera exploité à outrance par Vichy et une confirmation de la domination française sur l'Est de l'actuelle Centrafrique.

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Mais c'est un épisode tellement caractéristique de la colonisation : une décision prise sans débat démocratique ; des projets fumeux basés sur une géographie approximative ; enfin, pas la moindre idée sur ce qu'on fera des territoires ainsi conquis : par la magie de la compétition entre puissances, la conquête devient une fin en soit.

C'est de ce genre de fonctionnement tordu qu'est née la domination territoriale des Européens sur la quasi-totalité de l'Afrique : cet épisode de 70 ans que l'on appelle la colonisation. Pendant tout le reste de cette période, on a cherché à répondre à la question qu'on ne s'était pas posée au départ : pour quoi faire. Disons-le : la décolonisation, c'est aussi un renoncement à trouver une réponse.

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Principaux ouvrages utilisés :

Marc MICHEL La mission Marchand, 1895-1899, Paris-La Haye, Mouton, 1972.

Roger Glenn BROWN, Fashoda Reconsidered, The Impact of French Domestic Politics on French Policy in Africa, 1893-1898, Baltimore, John Hopkins Press, 1970.

J'avais également lu The Race to Fashoda: Colonialism and African Resistance, de D.L. Lewis, mais j'ai mes doutes sur le sérieux de l'ouvrage. Sinon, différents textes d'époques, mais les deux titres cités ci-dessus me semble plus que suffisants pour ceux que ça peut intéresser.

06 octobre 2006

En série

Tous ces derniers vendredis, j'ai commencé une activité devant laquelle j'avais reculé depuis plusieurs années : le dépouillement systématique d'une série intimidante par son volume. Il s'agit de gros registres (cf. ci-contre le volume 3...) comportant, par trimestre, les copies de lettres envoyées par le ministère de la Marine en ce qui concerne la fabrication d'artillerie.

En fait, c'est un peu plus compliqué que ça : la série commence sous la Convention, en l'an III, avant que les ministères ne soient reconstitués - ils le sont peu après l'élection du directoire exécutif, en brumaire an IV. Les deux premiers volumes sont donc la correspondance des commissions qui préfigurent les ministères de l'an IV, mais en ce qui me concerne, ça ne change pas grand chose. Quant au calendrier républicain, c'est plutôt une simplification : on s'y fait très rapidement ; finalement, c'est à se demander pourquoi on ne l'a pas garder, ce brave calendrier... Un peu de calcul mental pour savoir si on est sous la neige ou en pleine canicule, et on s'y retrouve très bien.

Ce qui est nouveau pour moi, c'est l'échelle de travail : parcourir méthodiquement des milliers et des milliers de page, en extraire l'information pertinente, en sachant qu'on prend des trucs qui ne serviront pas et qu'on en laisse passer dont on aura peut-être besoin un jour - à tout le moins, on essayera de se souvenir que c'est là.

Je ne fais pas d'histoire quantitative ; il ne s'agit donc pas de remplir une base de donnée en espérant pouvoir collecter des données suffisament homogènes pour avoir des statistiques significatives. Je ne dis pas que ce n'est pas une approche valable : simplement, ce n'est pas la mienne. J'essaye de repérer des connexions, des éléments qualitatifs pour comprendre les processus de production, les rapports entre l'État et les producteurs d'artillerie, les non-dits de ces rapports... Plus concrètement, je photographie ce qui m'intéresse et je le note en quelques mots sur une fiche, histoire d'y retrouver mes petits. Inutile de dire que j'en fait des tonnes, de photos : j'ai deux batteries pour l'appareil photo, trois ou quatre cartes mémoires, et ça tourne ! Disons une photo toutes les deux ou trois minutes en moyenne, faut aussi le temps de les lire, les documents. Et le propre des minutes, c'est que ce sont des documents à usage uniquement interne : les commis ne soignent donc pas forcément leur écriture, sans compter qu'ils utilisent fréquemment le registre de minutes comme brouillon avant de rédiger la lettre elle même. Sur les quatre ou cinq écritures que je rencontre dans ces registres, il y en a une qui est presque illisible, deux ou trois plutôt lisibles et une parfaite - mais c'est celle qui revient le moins souvent. Par chance, la moins lisible traite essentiellement de questions qui ne me concerne pas.

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Ce que permet ce travail méthodique, par opposition au picorage (parfois assez systématique, tout de même) qui était mon mode de fonctionnement dominant, c'est que ça permet de raccorcher à un fil conducteur des documents que l'on avait rencontré par ailleurs, de les réinsérer dans une trame plus large. L'inconvénient, bien sûr, c'est le temps que ça prend : je fais un ou deux volumes par séance, deux et demi en faisant une très grosse journée, et il y en a quatre par ans. Sachant qu'il faut au minimum que je consulte les huit premières années de la série, ce n'est pas gagné !

29 septembre 2006

Siegfried, ou le crépuscule d'une idée

J'avais trouvé l'autre jour sur l'étal d'un bouquiniste où j'ai mes habitudes cet ouvrage dont l'auteur et le titre m'ont attiré l'œil : André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Paris, Armand Colin, 1940. Je ne l'ai pas lu en entier mais j'y ai repéré quelques passages intéressants.

La vie d'André Siegfried coïncide exactement avec l'ère du colonialisme moderne : il est né en 1875, alors que s'accélère la conquête de l'Afrique, et meurt en 1959, alors que la plupart des colonies françaises s'apprêtent à devenir des &Eactute;tats indépendants. Il n'est donc pas surprenant qu'il partage une idée qui semble une évidence au plus grand nombre : la supériorité de la race blanche. Il n'est cependant pas un sot : il voit bien que l'ordre colonial est remis en cause, qu'il ne se maintiendra sans doute pas indéfiniment en état :

[...] et les races exotiques, réveillées par nous d'un long sommeil, comme la belle au bois dormant, revendiquent à leur tour leur indépendance.

Le « par nous » vaut bien sûr son pesant de cacahouètes ; cependant, ils ne sont pas nombreux ceux qui sont alors conscients de la réalité de cette aspiration. Voilà ce qui fait l'intérêt de l'ouvrage de Siegfried : il pense à l'intérieur du système qui fait de la supériorité de la race blanche une évidence tout en observant la montée d'une dynamique qui détruira finalement ce système : c'est le crépuscule d'une idée.

Alors du coup, il se bricole des certitudes de rechange :

La technique s'apprend : c'est avec raison que beaucoup des concurrents de l'Europe peuvent se vanter de faire marcher des machines européennes aussi bien que leurs inventeurs. Mais faire marcher les machines est peu de chose : ce qui compte, c'est de les avoir inventées, puis de les perfectionner, de les renouveler, en les adaptant aux conditions qui changent. Pareil génie de création est resté jusqu'ici le privilège de la race blanche, même de certaines section de cettte race, et il est la première condition du maintien de notre civilisation matérielle à un niveau élevé.

Il est facile de ricaner, et cependant telle était jusqu'à ces toutes dernières années l'attitude dominante de l'Occident à l'égard de la Chine : qu'ils produisent, nous, nous concevons ; si la Chine est l'ouvrier du monde, assurons-nous d'en être le cadre supérieur. Le raisonnement est le même.

Et si ce privilège de l'inventivité venait à être partagé ? Resterait la privilège ultime, celui de savoir diriger :

Les qualités de cet ordre, dans la conduite d'une affaire, sont justement celles que le public ne voit pas, et elles relèvent en un sens de la morale autant que de la technique. Que d'erreurs, par exemple, dans le jugement de l'ouvrier, sur l'importance de la fonction du patron ! Ce génie, qui est d'ordre administratif dans le sens le plus élevé du mot, relève de la plus authentique civilisation, et le déclin viendrait vite si l'on prétendait s'en passer.

Le ricanement est plus difficile à retenir ; notons toutefois que la notion de culture administrative n'est pas une illusion : le chaos dans lequel a sombré le Congo-Kinshasa après le départ précipité du colonisateur belge en est une preuve. Mais de là à en faire un privilège de la « race blanche », il y a loin...

Mais voilà : nous nous sommes débarassés de ce concept encombrant - tournant majeur, extrêmement rapide, qui nous est encore trop proche pour que nous soyons capables d'en faire l'histoire. Dans un monde dont il prévoit les mutations, Siegfried tente de trouver des raisons au maintien de cette « suprématie » qui lui semble un fait incontestable - faute de quoi, conclut-il dans les dernières lignes de l'ouvrage, le déclin universel est assuré :

S'il devait en être autrement dans l'avenir, c'est que les solutions d'intérêt général, inspirées de la grande politique romaine, auraient fait place, dans le monde, à un morcellement auquel la civilisation ne survivrait qu'avec peine.

Addendum : la rédaction de cette note ayant duré plus longtemps que prévu, j'ai trouvé dans le Monde daté de mardi un article fort intéressant sur le lancement du dernier porte-conteneurs géant de la CMA-CGM, qui annonce les lancement futurs des super-porte-conteneurs de 11.000 EVP (équivalent vingt pieds : un conteneur de la taille d'un semi-remorque compte pour deux EVP). Ces bateaux sont conçus et fabriqués par Hyundai, en Corée ; ils rendent par ailleurs totalement obsolètes les deux canaux transocéaniques dont Siegfried faisait les pivots du commerce mondial.

Quant à l'écroulement de la civilisation, on l'attend toujours.

22 septembre 2006

Technique/technologie

Je reçois, tous les trois mois environ, mon numéro de la revue Technology and Culture, publié par la Society for the History of Technology - la principale publication internationale (bien que principalement américaine, il faut le reconnaître) dans le domaine de l'histoire des technique.

Mais alors, histoire des techniques ou History of Technology ? Faudrait voir à se mettre d'accord, me direz-vous. Et précisément, dans la livraison que j'ai reçue lundi matin se trouvent plusieurs articles sur la sémantique du mot technology ; en particulier, un article d'Eric Schatzberg intitulé « Technik comes to America, Changing Meanings of Technology before 1930 » (T&C, vol. 47, n°3, juillet 2006, pp. 486-512). Il se propose justement d'expliquer la fracture entre l'anglais et les autres langues européenne sur le mot « technologie » - celui-ci s'étant pratiquement substitué, en anglais, au terme de « technique » dès les années 1930. Article très intéressant ; pour ceux qui n'ont pas le courage de le lire, voilà un résumé aproximatif.

De Technik à technology

Le terme « technologie » est d'invention allemande, employé pour la première fois par Johann Beckmann, professeur à la vénérable université de Göttingen, qui publie en 1777 un Anleitung zur Technologie (Introduction à la technologie) ; il désigne la science qui se consacre à l'étude des procédés techniques, de la même manière que la minéralogie est la science qui étudie les minéraux. C'est le sens qu'il garde pendant tout le XIXe siècle : c'est par exemple ainsi qu'il faut comprendre le nom du Massachusetts Institute of Technology, fondé en 1861. C'est un terme rare, même si quelques ouvrages se qualifient eux-même de « technologies » : ce sont des panoramas généraux de ce que l'on appelle alors les arts industriels, à l'attention du fameux grand public cultivé plus que des praticiens.

D'après Schnatzberg, le transfert de sens s'opère dans les premières années du XXe siècle et prend sa source non pas dans le concept de technologie tel que l'employait Beckman mais dans la pensée allemande du Technik à la toute fin du XIXe siècle, où il s'agit non pas d'étudier de loin les procédés de fabrication mais d'exprimer une logique propre au progès industriel, incarnée dans la culture de l'ingénierie. Le gallicisme technique n'étant pas approprié (l'anglais le réservant au geste de l'artiste), les auteurs qui en économie politique poursuivent la réflexion sur le Technik en viennent, faute de mieux, à se réapproprier le terme de technology : c'est le cas notamment d'un penseur post-marxiste imprégné de darwinisme social, Thorstein Veblen, qui veut voir dans la technology un élan instinctif et positif de l'humanité, susceptible cependant d'être détourné par ce qu'il nomme les institutions pécuniaires pour former le capitalisme.

Le terme est repris par ses successeurs, qui abandonnent la critique marxiste du capitalisme industriel et font du mot technology un synonyme du progrès technique, de l'avancée de la domination humaine sur le monde matériel.

Et nous, alors ?

L'artice ne s'intéresse pas aux évolutions ultérieures du mot, encore moins à la tension qui s'exerce sur le terme « technologie » dans les autres langues, et par exemple en Français. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire : l'opposition entre les mots « technique » et « technologie » est au cœur de la réflexion sur les faits techniques qui se développe en France dans les années 60 et 70 - c'est même le titre d'un recueil de textes édité par Jacques Guillerme en 1973. La période est, il est vrai, marquée par le linguistic turn et le srtucturalisme : on aime échaffauder sa pensée sur des sortes de paires critiques, lexique/syntaxe, métaphore/métonymie, bricoleur/ingénieur (j'en reparlerai, de celle-là)... et, donc, technique/technologie, pour ceux qui daignent s'intéresser à ces sujets.

Dans ce cas, et contrairement à ce qu'on a observé dans la langue anglaise, le sens du mot « technologie » est rigoureusement cantonné à celui d'un discours de type scientifique sur les procédés techniques. L'influence immédiate et déterminante d'une telle technologie sur l'amélioration des procédés techniques semblent avoir été considéré comme allant de soi, ce qui ne me semble pas si évident. Du coup, les écueils sont nombreux : gradisme assez primaire qui verrait une ère technologique de la science appliquée à la productionse remplacer une ère technique de la routine ignorante ; déterminisme à l'emporte-pièce pour qui la naissance d'un discours technologique engendre, presque automatiquement, l'ère industrielle - l'introduction de Technique et technologie de Jacques Guillerme manque singulièrement de prudence sur ces deux fronts. Finalement, en prenant comme point de départ l'opposition technique/technologie, on risque fort, comme à l'auberge espagnole, de manger ce qu'on avait amené : le lien organique que postule l'acception que l'on a dite du mot « technologie » entre savoir savant et changement technique. Lien qui mériterait plus ample discussion.

Technologie, technologies

Et cependant, la langue a évolué. En français comme en anglais, le terme a évolué : pour la grande majorité des gens, le terme de technologie ne désigne plus un discours ou un savoir sur la technique mais un ensemble cohérent de dispositifs techniques. L'évolution n'est pas inhabituelle, voyez psychologie. L'usage est même parfaitement officiel ; il n'y a pas si longtemps que, dans ma profession, le ministère nous bassinait sur les « nouvelles technologies de l'information et de la communication » - le top, c'était d'être chargé de mission NTIC, très bien sur les cartes de visites. Jusqu'à ce qu'on se rende compte que ça n'avait plus grand chose de nouveau.

On peut bien sûr rejeter cette acception de technologie comme un anglicisme - ce qu'elle est en partie. Reste qu'en misant gros sur l'opposition lexicale technique/technologie, les historiens et penseurs des techniques francophones prennent un risque, croissant : celui de n'être compris ni de leurs contemporains, ni de leurs collègues étrangers. Ou de consacrer, à justifier leur emploi du terme, un temps qui pourrait sans doute être mieux employé.

21 septembre 2006

Périodicité

À partir de demain, je m'imposerai d'ajouter une entrée à ce blog tous les vendredi - puisque le vendredi, c'est le jour où je suis historien.

Pour dire quoi ? Des notes de lectures, des réflexions, des pistes de travail... Comme d'habitude, quoi. Vos réactions seront bien sûr les bienvenues.

04 août 2006

Peut mieux faire

Un bout de temps que je voulais écrire une petite note sur l'historiographie récente de la Révolution française - quelque chose comme une « histoire contingente » de la Révolution, qui ne cherche pas à prouver le caractère inéluctable des enchaînements, mais qui au contraire insiste sur l'aspect chaotique des événements, sur les impondérables, sur les concurrences entre pouvoirs rivaux, etc. On y retrouverait Jean-Clément Martin, par exemple, ou la nouvelle édition du tome 2 de la Nouvelle histoire de la France contemporaine, en Points Seuil, où Roger Dupuy remplace un volume de Marc Bouloiseau effectivement daté dans ses analyses.

En tombant, dans les rayonnage de ma librairie lannionaise habituelle, sur une petite biographie de Louis XVI par Guy Chaussinand-Nogaret, je m'attendais, compte tenu de la réputation de l'auteur, à pouvoir compléter cette série - la figure du Roi et ses ambiguïtés n'est en effet pas sans importance dans la nouvelle approche de la Révolution, bien au-delà des poncifs sur l'ineptitude d'un Louis XVI balotté par les événements.

Hélas, hélas, trois fois hélas : le bouquin est au mieux médiocre, une sorte de Mallet et Isaac sans le panache. Un ouvrage de commande, sans doute rédigé en quelques semaines, et dont l'auteur ne s'est manifestement pas donné la peine de relire les épreuves : des phrases reviennent telles quelles dans divers chapitres, des virgules jouent la sarabande jusqu'à rendre illisibles certaines phrases... Le plus beau : le dernier paragraphe du texte se retrouve affublé d'une phrase mystérieuse et totalement hors de contexte : Les rois de France sont représentés en couleur. Il m'a fallu un certain temps pour comprendre que la phrase devait faire partie d'une version antérieure de la légende de la généalogie des Bourbons présentée en annexe, à la page suivante...

Le contenu est malheureusement à l'avenant. De quoi faire une médiocre conférence pour une quelconque université inter-âge, peut-être, mais un bouquin ? Un historien confirmé ne s'honore pas à publier ce genre de chose. Et les éditeurs français montrent une fois de plus leur ineptitude. C'est dommage : compte tenu de l'exiguïté de la place faite à l'histoire (la vraie) sur le marché du livre, un mauvais bouquin publié condamne à l'inexistence le bon bouquin qu'on aurait pu faire paraître à la place.

Guy Chaussinand-Nogaret, Louis XVI, 1754-1793 : Le règne interrompu, Tallandier/réunion des musée nationaux, 2002 (réédition en poche, 2006).

31 mai 2006

Fonderie

Quand on est historien des techniques, on l'est tout le temps - même dans les cimetières. Je m'explique.

J'étais récemment pour quelques jours au Mans, comme vous le savez sans doute si vous lisez mon weblog quotidien. J'en ai profité pour faire une visite qui ne m'est pas habituelle : celle de la tombe de ma grand-mère, au cimetière Sainte-Croix, sur les hauteurs est de la ville. Je n'y étais pas revenu depuis l'enterrement, en 1984, et n'avait donc qu'une idée plutôt vague de la topographie des lieux - on n'est pas trop branché par le culte des morts, dans la famille.

Toujours est-il que j'arpentais les allées pour trouver le bon emplacement (c'est un tout petit cimetière, heureusement), quand je suis tombé sur deux voisins célèbres, le père et le fils :

Tombe d'Amédée Bollée père
Amédée Bollée (père), « fondeur de cloches, mécanicien », 1844-1917

Tombe d'Amédée Bollée père
Amédée Bollée (fils), « inventeur et industriel, l'un des pionniers de l'automobile », 1867-1927

Les Bollée sont connus comme ayant, les premiers, eu l'idée d'utiliser l'énergie thermique pour le transport des passagers par la route. Cette idée a connu par la suite, on le sait, un certain succès - alors même que l'attention de l'État et de ce qu'il est convenu d'appeler le grand capital était entièrement tournée vers les chemins de fer. À la route, on ne demandait que de pouvoir amener hommes et marchandises à la gare la plus proche, que le développement du réseau secondaire devait considérablement rapprocher - au point que la marche et les charettes à cheval devaient être plus que suffisantes pour ces déplacements. C'est la raison pour laquelle on (François Sigaut, je crois) parle d'irruption de l'automobile, à l'insu ou presque des autorités constituées.

Cette irruption est, je crois, le résultat de la maturation d'un milieu professionnel, celui de la petite et moyenne mécanique. Ce sont de petits ateliers, de petits capitaux ; ni polytechniciens, ni centraliens, mais des dynasties d'artisans dans les faubourgs des grandes métropoles et dans les villes moyennes (Le Mans, Belfort...). De leurs ateliers sortirons vélos, autos, et même, de celui de deux fabricants de bicyclettes de Caroline du Nord, l'avion. Ca n'est tout de même pas rien !

Ce qui m'a frappé en voyant ces pierres tombales, c'est le lien entre la fonderie et cette nouvelle mécanique. Pas étonnant, quand on y pense - la fabrication d'un moteur à explosion requiert de nombreuses pièces coulées, du corps de cylindres au volant moteur en passant par les bielles. Mais a-t-on bien réalisé comme cet art était central aux progrès de la mécanique ?

Après tout, considérons l'Angleterre du XVIIIe siècle : dans le grand bouleversement d'alors, celui de la machine à vapeur, c'est la capacité à couler et à forer de gros corps de cylindres en fonte qui a permis à Newcomen, puis Watt et Boulton, de transformer des idées en succès industriels...

La fonderie, point central des deux révolutions industrielles ? Pourquoi pas !

17 avril 2006

Fortune de mer, 2 : retards

Continuons notre petit tour des avanies relatées par la correspondance du ministère de la marine, conservée dans la série B des fonds anciens de la marine aux archives nationales. J'avais commencé cette série avec du tragique, du mortel, noyades et détails navrants en prime ; mais les fortunes de mer, ça peut être aussi du contre-temps, du râlage, des bordées de juron et de la mauvaise humeur. Exemple.

Retard, ou New-York - Le Havre via Lorient et Perros-Guirec

Il apparaîtra bien sûr à ceux qui me connaisse que ce sont les lieux mentionnés dans cette lettre qui ont attiré mon attention. Texte intégral, avec mes commentaires entre crochets :

3 février.
à Monseigneur le Maréchal de Castries Ministre et Secrétaire d'Etat ayant le Departement de la marine.

[Oui, au sens strict, il n'y a pas de « ministre de la marine » dans l'ancien régime ; il y a un ministre et secrétaire d'État (c'est à dire membre à la fois du conseil du roi et du conseil des dépêches, le top) qui se trouve avoir en charge cette branche de l'administration royale.]

Monseigneur,

J'ai l'honneur de prévenir votre Grandeur qu'etant arrivé de New-Yorck le dix huit de ce mois en rade du port Louis, où je mouillé le soir avec le paquebot du Roi Le Courrier de l'Europe que je commande, Monsieur Thevenard m'envoya ordre par ecrit de remettre à la voile dès le lendemain à la marée pour me rendre au havre de Grace, ordre que j'ai exécuté en appareillant le lendemain dix neuf.

[le port-Louis, c'est Port-Louis, à côté de Lorient ; le havre de Grace, c'est bien sûr le port du Havre, à l'entrée de la Seine ; un paquebot, de l'anglais packet-boat, c'est un navire rapide de taille modeste chargé du transport du courrier. On sent la joie de l'équipage à l'idée de devoir repartir à peine arrivé pour faire un tour de la Bretagne en plein hiver.]

Depuis ce temps je n'ai eu que des vents d'Est et Est nord est, qui m'ont obligés de courir des bords dans la manche, et souvent les bas ris dans les huniers ; mais un assez fort coup de vent de la même partie m'ayant pris hier au soir, au point de ne pouvoir à peine porter de voile, ma décidé à rélacher au moüillage de perros sur la coste de brétagne, dix lieües à l'Est de l'isle de bas, où je me trouvais alors.

[C'est sûr, tirer des bords dans la brise au mois de janvier, on n'a pas très envie d'y être, même si un petit bateau comme celui-là était sûrement plus doué qu'un vaisseau à trois ponts pour ce genre de sport. Le choix de la rade de Perros peut surprendre, la rade de Morlaix, très bien abritée, étant juste à côté de l'île de Batz - mais l'entrée peut en être dangereuse par gros temps, d'autant que le balisage n'était pas aussi complet qu'aujourd'hui. La rade de Perros est relativement bien abritée et très facile d'accès : il y a une logique. D'autant qu'il y a des problèmes d'équipage...]

Mon équipage qui à toujours été trés faible par la quantité de jeunes gens de quinze et seize ans qu'on m'a donnés, est dans le plus mauvais etat, il y en à huit au poste de chirurgien, les uns sont attaqué, où de la pierre, où du flux de sang, où blessés par abordage, au point de ne rendre aucun service quelconque. Je suis donc obligé de me regler en mauvais tems aux forces que je peux avoir, et ne pas faire ce que je ferais, si j'etois bien armé en matelots.

[Bah, c'est qu'il risque d'avoir des ennuis, le commandant Stouvin, à ne pas arriver là où on l'attend - alors du coup, faut bien trouver des raisons... Que huit marins malades compromettent la bonne marche du bateau confirme en tout cas que c'est d'un bateau de petite taille qu'il s'agit, à l'équipage restreint.]

Je vous prie, Monseigneur, d'être bien persuadé que dés qu'il fera le moindre tems favorable, je ne negligerai rien pour me rendre à ma destination.

Je suis avec un profond respect
Monseigneur

Votre tres humble et tres obeissant serviteur
Stouvins.

Ce que j'aime bien dans cette lettre c'est qu'on entend le commandant pester dans sa cagna, contre l'ordre imbécile qu'on lui a donné, contre ce temps de chien, contre cet équipage de galapians et d'éclopés et contre l'avoinée qu'il risque de se prendre de la part de sa hiérarchie. Ça ne donne pas très envie de naviguer avec le commandant Stouvin, fût-ce sur Le Courrier de l'Europe, fringuant paquebot du roi - mais le problème ne se pose pas, évidemment.

Nota : cette lettre n'est pas datée - enfin, on a le mois, mais pas l'année. De Castries est ministre de la marine de 1780 à 1787 ; le carton B3 803 contient en principe des documents postérieurs à 1786 - mais la présence consécutive de plusieurs lettres d'officier dont les noms commencent par ST fait penser à une liasse tirée des dossiers personnels et mal rangée par la suite. La jeunesse de l'équipage évoqie un temps de guerre, où l'on réserve les marins les plus expériementés (et les officiers les plus doués !) aux unités combattantes. Je hasarderais donc l'année 1783, dernière année de la guerre d'indépendance américaine, ce qui expliquerait l'importance stratégique du courrier de New-York.

Voilà les petits plaisir de l'historien : ces documents qui donnent de la chair à l'histoire qu'on étudie. On n'en a pas forcément besoin ; on les range dans un petit coin de sa mémoire et de ses fichiers. L'historien est un bricoleur comme les autres : « ça peut toujours servir. »

11 avril 2006

Une question peut en cacher une autre

Des nouvelles de mes chères études : j'ai essayé ces jours-ci de progresser sur un point précis : à quel moment commence-t-on à refondre de la fonte de fer, par exemple pour la « jeter en moule », comme le dit Gabriel Jars en 1765 : en faire des objets en fonte, du chaudron au canon de 36 en passant par la poutrelle ou le corps de pompe. Depuis le XIVème siècle, on produit le fer dans les hauts fourneaux, ce qui veut dire qu'on produit ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte, que l'on affine par la suite pour obtenir du fer. Si ce que l'on veut, ce sont des objets en fonte, on place le moule au pied du haut fourneau et on y amène la fonte lors de la coulée. C'est jusqu'au XVIIIème siècle la seule manière de faire, puisque l'on ne connait pas de moyen de faire fondre cette fonte - raison pour laquelle on ne l'appelle pas fonte mais fer coulé lorsqu'il s'agit d'objets moulé ou fer en gueuse pour le produit intermédiaire destiné aux affineries, en anglais cast iron et pig iron. Le terme de fonte est bien employé, mais c'est de fonte verte, c'est à dire de bronze, qu'il s'agit : on sait depuis la proto-histoire le faire fondre, 800° ce n'est pas l'enfer, somme toute. Parler de fonte pour un métal que l'on a fait fondre, ça n'est pas aberrant.

Un changement important se produit en Angleterre entre la fin XVIIème et le début XVIIIème siècle : on parvient à faire refondre du fer, en utilisant un type de four particulier que l'on utilisait alors pour le cuivre et le plomb : le four à réverbère (cf. ci-contre). Le fer que l'on refond de la sorte n'est pas du fer forgé, du fer pur, mais bien ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte : un alliage de carbone et de fer comprenant un pourcentage élevé de carbone (plus de 2% si ma mémoire est bonne), ce qui abaisse son point de fusion à 1200°. C'est donc soit des gueuses produites par le haut fourneau, soit des résidus de coulée d'objets en fonte, soit de vieux canons ou autres objets en fonte qu'on souhaite recycler. Ces techniques sont importées en France dans les années 1770 ; on commence alors à rencontrer le terme de fonderie de fer et donc de fonte de fer - puisqu'on sait la produire à l'état liquide autrement que dans une phase transitoire, à la sortie du haut-fourneau.

Ce qui est curieux, c'est que ce changement majeur est très peu étudié. La raison à celà : Cette nouveauté est étroitement liée à une autre, celle de l'utilisation du coke dans les hauts fourneaux. Le combustible est de même provenance (la mine de charbon), même si le four à réverbère ne nécéssite pas sa cokéfaction ; de plus, les lieux et les hommes concernés se confondent, en particulier à Coalbrookdale, à la frontière anglo-galloise (illustration en tête d'article  on y voit nettement les fours à réverbère). Et comme la question du coke, qui porte en elle toute l'industrie lourde des XIXème et XXème siècles, a préoccupé et préoccupe toujours au premier plan les historiens des techniques, celle de la fonte (comme produit susceptible d'être refondu à volonté) s'est trouvée en grande partie occultée.

C'est ce que je disais : une question peut en cacher une autre.

Illustrations : Détail de A View of the Upper Work at Coalbrookdale in the County of Salop [Shropshire], 1758, publié dans T.S. Ashton, Iron and Steel in the Industrial revolution, Manchester University Press, 1924 ; Furnace for Melting Iron Scrap at Southwark (Londres), par R.R. Angerstein, 1753, publié dans R.R. Angerstein's illustrated Travel Diary, 1753-1755, trad. et édit. de T. et P. Berg, Londres, Science Museum, 2001.

02 avril 2006

Fortunes de mer, 1 : tragédies

Beaucoup de choses à dire dans cette rubrique que je n'ai pas pris le temps de dire. Des bouquins dont j'avais envie de rendre compte, quelques débats que j'avais envie de poursuivre, et bien sûr mes petits clins d'yeux archivistiques - tous ces documents sur lesquels je tombe et dont je n'ai pas vraiment l'usage pour mes recherches mais que j'ai tout de même envie de partager. Car écrire de l'histoire, c'est faire des choix ; se priver de matériaux parce que, tout simplement, ça ne correspond pas à l'objet historique que l'on cherche à mettre en place.

Une remarque d'ailleurs : une des marques les plus sûres de l'« ouvrage d'érudition » par opposition à l'ouvrage d'historien, c'est que, précisément, les factoïdes que l'érudit à trouvé dans ses archives, il ne peut se retenir de les infliger à ses lecteurs - ainsi, dans la déplorable biographie du marquis de Montalembert publiée il y a deux ans, l'auteur ne peut s'empêcher de faire part, dans un chapitre consacré aux activités industrielles du marquis, de la grossesse qu'une femme attribue aux œuvres du valet de pied de Montalembert, et de la somme d'argent versée par lui pour éviter des poursuites.

Je dois reconnaître que ce n'est pas toujours évident, de se retenir. D'où l'utilité d'avoir un blog dans lequel s'épancher - et c'est clairement une des fonctions de cette rubrique.

Comme je travaille sur un établissement qui, à partir de 1776 en droit (et depuis 1755 en fait) dépend directement du ministère de la marine, j'ai eu à compulser pas mal de séries d'archives de la marine. Normal. Et comme pas mal de ces séries sont issue des « services généraux » du département, j'y trouve plein de choses qui n'ont pas grand chose à voir avec mon objet, mais qui sont plutôt des récits de ce que l'on a coutume d'appeler des fortunes de mer. En voici quelques exemples.

Tragédies

C'est parfois, bien sûr, la tragédie du naufrage. J'avais cité le cas de ces marins tirés de l'eau par les moines de Saint-Mathieu ; l'issue n'est pas toujours aussi heureuse, comme pour ces dunkerquois en perdition près de Fécamp :

Le S. Masson commissaire des classes en ce port en rendant compte du naufrage sur ce parage d'une bélandre de Dunkerque, informe Monseigneur que le maître, un mousse fils du maître et un matelot qui composoient l'équipage, s'étoient sauvés sur la chaloupe que la mer qui étoient affreuse, engloutit bientôt après. Le matelot fut perdu sans ressource ; le maitre qui nageoit supérieurement saisit son fils, et le soutint d'un bras pendant 15 à 18 minutes, mais il ne put l'empecher de se noyer. Au bout de 3/4 d'heure le père parvint à gagner la terre du côté de Senneville où il auroit infailliblement peri sans l'assistance d'un homme et de quelques femmes qui lui prodiguèrent tous les secours dont il avait besoin. Cet homme, un nommé Bouffey se dépouilla entierement et lui donna sa chemise et ses habits.

Affreux, affreux. Il s'agit bien entendu d'obtenir du ministère, pour le maître en question, « une petite gratification, » et de « récompenser la charité du nommé Bouffey » - ce qui est accordé. Les esprits chagrin reconnaîtrons dans le récit un topos du récit de naufrage, qu'on retrouve périqodiquement dans les récits de ce type jusqu'à nos jours, le malheureux mousse arraché au bras de son père par les flots en furie. Ce qui ne veux pas dire que c'est faux ; mais identifier un topos comme celui-ci ne peut qu'inciter l'historien à la prudence. Qui ira contester le récit d'un père éploré ?

Le nommé Bouffey, quant à lui, est preuve que les habitants du litoral, loin d'être des naufrageurs comme le veut un mythe bien étudié par Alain Cabantous (Les côtes barbares, Pilleurs d'épaves et sociétés littorales en France, 1680-1830, Fayard, 1993), connaissent les gestes qui sauvent : donner au naufragé des vêtements secs est en effet la première chose à faire, tous les ouvrages qui abordent la question vous le diront. Il se trouve là en bonne compagnie, avec les moines de Saint-Mathieu dont nous avont parlé et les paysans picards de Molière, au siècle précédent, qui plutôt que de donner leurs habits préfèrent amener les naufrager se réchauffer, tous nus, devant un bon feu - autre méthode préconisée par tous les manuels, d'ailleurs.

Dom Juan, ou Le Festin de Pierre, ACTE II, Scène première

CHARLOTTE, PIERROT.

CHARLOTTE: Notre-dinse, Piarrot, tu t'es trouvé là bien à point.

PIERROT: Parquienne, il ne s'en est pas fallu l'épaisseur d'une éplinque qu'ils ne se sayant nayés tous deux.

CHARLOTTE: C'est donc le coup de vent da matin qui les avait renvarsés dans la mar?

PIERROT: Aga, guien, Charlotte, je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu; car, comme dit l'autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j'estions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j'ai aperçu de tout loin queuque chose qui grouillait dans gliau, et qui venait comme envars nous par secousse. Je voyais cela fixiblement, et pis tout d'un coup je voyais que je ne voyais plus rien. "Eh! Lucas, ç'ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. [...] "Allons, Lucas, ç'ai-je dit, tu vois bian qu'ils nous appelont: allons viste à leu secours. - Non, ce m'a-t-il dit, ils m'ont fait pardre." Ô! donc, tanquia qu'à la parfin, pour le faire court, je l'ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j'avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la mesme bande, qui s'equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui l'en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s'est fait.

[...]

CHARLOTTE: Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot?

PIERROT: Nannain: ils l'avont rhabillé tout devant nous.

Ni Pierrot, ni le nommé Bouffey, n'auront la médaille du sauvetage, et pour cause. À Bouffey, on donne quelques livres ; à Pierrot, une râclée (acte II, scène III) :

PIERROT: Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh! jernigué! (Autre soufflet.) Ventrequé! (Autre soufflet.) Palsanqué! Morquenne! ça n'est pas bian de battre les gens, et ce n'est pas là la récompense de v's avoir sauvé d'estre nayé.

C'est bien vrai, ça !

(Illustration : le document d'archive en question, archives nationales, fonds anciens de la marine, B1 99, folio 235, feuilles au roi et au ministre, 1784. Extrait du Dom Juan de Molière, d'après www.site-moliere.com.)

17 mars 2006

Patrimoine industriel

[Ce message était en fait destiné à ma rubrique quotidienne. Je le duplique donc là-bas, en attendant de poster ici quelques mésaventures nautiques récemment trouvées aux archives.]

Journée d'étude toute la journée de demain sur le thème : « quelle place pour le travail dans le patrimoine industriel ? » J'aime la question, même si en l'occurrence j'aurais préféré me tenir au programme « comment botter les fesses à premier ministre hautain. » Bon, au pire, je m'éclipserai une heure ou deux pour aller battre le pavé et je reviendrai. Mais sérieusement, la question est intéressante, en cette époque où tout devient patrimoine, au risque de transformer le pays en un vaste musée. Évidemment, on peut se poser la question autrement : le patrimoine en question a-t-il encore quoi que ce soit d'industriel dès lors que ce n'est plus un lieu de travail ?


Une usine en bord de Somme, A miens, mai 2005.

Qu'on me comprenne bien. Je faisais partie de ceux que la destruction des usines de Billancourt mettait en rogne, parce que vouloir effacer de la ville toute trace des activités de production, ce n'est pas sain. Il y a une tendance à vouloir cacher l'industrie, ce truc un peu sale, l'éloigner de la ville, essayer de ne plus y penser - nos écolos parisiens, qui conçoivent leurs prétendus plans de circulation sans tenir aucun compte des artisans et industriels qui y produisent encore des choses de leurs main, n'est d'ailleurs qu'une variété du phénomène.

Mais d'un autre côté, si ces bâtiments deviennent, comme c'est souvent le cas, de n-ièmes lieux socio-cul, officiels ou non(les Frigos à Paris, la Fonderie au Mans, le Lieu Unique à Nantes...), n'est-ce pas faire un peu la même chose en en détournant le sens, en faisant oublier que ces murs étaient là dans un but précis et que ce but était une activité industrielle ?

Ces bâtiments déserts ou socio-culturalisé, ce n'est pas de l'industrie, c'est un fossile d'industrie - parce qu'un vrai site industriel, ça change tout le temps. On construit un nouvel atelier ici, on installe là la machine-outil récemment livrée, et il faut faire arriver les trains par là, et puis on va augmenter la hauteur de cette cheminée... Il se trouve que, pour mon mémoire, j'étudie un atelier particulier d'une usine particulière. Ce bâtiment existe toujours ; il est le plus ancien de l'usine. Je ne l'ai au demeurant qu'aperçu et n'ai jamais pu le photographier : l'usine, construite pour faire des canons de marine en 1753, se prépare maintenant à armer la nouvelle classe de frégates franco-italiennes qu'on a annoncé l'hiver dernier - secret défense, pas de photos. Ce qui est sûr, c'est que le bâtiment en question, dénommé aujourd'hui mouleries, ce qu'il n'est plus depuis longtemps, a changé maintes fois de fonctions, sans jamais avoir exactement toutes celles qu'on lui destinait. C'est ça, un site industriel vivant. Comment raisonner en termes de patrimoine là-dedans ?

Un de ces jours, je vous expliquerai comment, par incapacité à concevoir l'industrie comme l'objet d'une histoire, on a tué une des plus vieilles sociétés de non-ferreux de France.

Le Plume vous salue bien.

11 mars 2006

Nantes, farine et chaudières au charbon

Comme je le disais tout à l'heure, j'ai un peu fait chou blanc aux archives nationales, du moins sur ce que je cherchais. Car c'est un peu le problème : on trouve toujours quelque chose aux archives, sauf à y mettre la plus extrême mauvaise volonté. Le truc est de réussir à s'empêcher de s'intéresser à ces trouvailles plus de quelques instants - sinon, on ne s'en sort plus.

D'un autre côté, on n'est pas historien si on n'est pas curieux, et si on tombe par hasard sur les plans d'un établissement étrange dont on n'avait jamais entendu parler, ce serait dommage de ne pas y regarder de plus près.

Or donc, après ces préliminaires laborieux, je reviens à mon titre : Que peut-on bien faire à Nantes en 1785 avec de la farine et des poêles à charbon ? Un peu tôt pour que ce soit des Chocos BN, un peu tôt même pour le petit Lu (dont la spécialiste nous donnera sans aucun doute la date d'invention). Ajoutons à l'énigme le fait que cet établissement doit être réalisé pour l'usage de la marine royale. Mystère et boule de gomme.

Si je n'avais eu que les plans, je n'aurais pas été plus avancé que ça. Mais il y a une lettre d'accompagnement, intitulée « étuves à farine » et signée d'un certain Millet, à Nantes, le 22 avril 1785 ; il y a une légende, intitulée comme suit :

PLAN d'une étuve à trois étages ayant à chaque étage deux rangs de plateaux sur lesquels seront répandues les farines ou grains qu'on voudra faire sécher.

J'aime bien les titres du XVIIIème siècle ; ça a une autre gueule que American Vertigo ou je ne sais quelle fadaise. Ceci dit, les documents nous disent ce dont il s'agit, mais pas vraiment à quoi ça sert. Ils nous apprennent que les chaudières (situées en au rez-de-chaussée) permettent de fournir une température de 60 à 70° (Réaumur, je suppose - soit 75 à 88°C) dans les tuyaux ; qu'ainsi on étuve la farine en 24h ; que de plus ces poêles peuvent fonctionner « avec du charbon de terre ce qui seroit d'une assez grande economie. » On nous explique de plus que :

le côté A & le côté B montrent des couloirs qu'on fermera et ouvrera a volonté par lesquels la farine étuvée viendra se rendre sur le plancher du premier étage designé par des marques de soliveaux, & quand elle sera refroidie on la fera descendre par des trapes dans les magasins du rez de chaussée pour être embarillée.

Ha ha ! Nous y voilà. Précisons tout de suite que le terme d'étuve ne désigne pas dans ce contexte une chaleur humide mais une chaleur modérée maintenue pendant un temps important. Et là on comprend : la farine, ça se conserve plutôt mal - c'est la raison pour laquelle on conservait traditionnellement le blé en grain, en le faisant moudre au fur et à mesure qu'on en avait besoin. Mais sur un bateau, il n'y a pas de moulin : donc, il faut emporter la farine. Donc la conditionner dans des barrils hermétiques. Donc qu'elle soit parfaitement sèche au moment où on la met en boîte, faute de quoi le remède sera pire que le mal.

C'est là que ça devient de l'histoire et pas seulement un document rigolo. La civilisation occidentale avait développé tant bien que mal un certain nombre de pratiques permettant de faire durer les aliment pour manger toute l'année - mais ces pratiques ne répondent pas aux besoins spécifiques du voyage maritime au long cours. Et du coup, les techniques modernes de conservation apparaissent (à part bien sûr celle qui sont liées à la chaîne du froid) : boîtes en fer blanc, c'est à dire recouvert d'une pellicule d'étain, par exemple, et même tablettes de bouillon : un document de 1783 s'inquiète de ce qu'il y en a 4000 à Rochefort qui menacent de périmer.

Une remarque : Nantes est manifestement un pôle important pour ces activités : en plus de cet établissement (dont j'ignore s'il a été réalisé), on y trouve très tôt d'importantes ferblanteries. Question oiseuse : est-ce là l'origine de la vocation biscuitière de Nantes que nous évoquions tout à l'heure ?

À la journée d'étude « systèmes techniques » du 4 mars dernier, François Sigaut regrettait que l'on ne fasse pas l'histoire du tire-bouchon. Voilà déjà un commencement d'histoire de la farine en boîte.

05 mars 2006

Des moines et de leur utilité maritime

Je vous parlais récemment du phare de la pointe Saint-Mathieu et de son monastère ; une jeune lectrice de Rome (Italie) faisait même remarquer qu'« Autrefois, on priait contre les naufrages, maintenant, on allume des lumières. » Si j'en crois un document sur lequel je suis tombé l'autre jour aux archives en cherchant autre chose, ça ne s'arrêtait pas là :


Archives nationales, fonds anciens de la marine, B2390

Il s'agit de la copie sur registre d'une dépêche envoyée par le ministre de la marine à La Roche-Aymon, archevêque de Reims et président de la commission des réguliers - commission instituée par Louis XV en 1766 suivant le souhait de l'archevèque de Toulouse, Loménie de Brienne, afin de réformer le clergé régulier français. Transcription pour ceux que la paléographie en miniature sur écran ne tente pas :

M. l'Archeveque-Duc de Reims.
a Versaille le 10 fevrier 1769.

Le compte qui m'a été rendu, Monsieur, des secours de toute espece que les gens [rayé : de l'Equipage] de mer sauvés du naufrage de la Gabarre du Roy la Dorothée qui s'est perdue vers la pointe de St. Mathieu ont tiré des Religieux [rayé : de l'abbaye] du monastere de ce nom m'engage à vous observer que leur maison est par sa situation de la plus grande utilité dans des cas de cette espece, et que la suppression dont elle est menacée, attendu que n'étant pas fondée elle ne peut entretenir le nombre de Religieux que le Roy exige dans chaque monastere, seroit regardée comme un evenement malheureux pour tous les gens de mer. Si vous pensez, Monsieur, que cette consideration puisse faire excepter de la regle generale la maison dont il s'agit, je vous seray très obligé d'en proposer la conservation et de vouloir bien m'informer du parti qui sera pris à cet egard.

J'ay l'honneur d'être avec le plus parfait attachement, Monsieur, votre &c.

Quelques remarques : d'abord, on ignore la nature des secours dont il s'agit. Les moines ont-ils retroussé leurs vêtement pour aller repêcher les marins ? Ou se sont-ils contenté de leur offrir dans un premier temps leurs prière et dans un deuxième un vin chaud ? Je n'irais pas fouiller dans les archives départementales du Finistère (qui a probablement récupéré les archives dudit monastère, au bout du compte) pour aller voir ça. Deuxième remarque : quelques années après (1782 je crois), on se décide à construire un phare à cet endroit, ce qui laisse à pener que la requête n'a pas été entendue. Si tant est qu'elle ait été écrite pour être entendue, ou simplement pour faire plaisir au prieur de la maison dont il s'agit.

Évidemment, tout ça n'a rigoureusement rien à voir avec les sujets qui m'occupe. Mais bon, vu que j'avais ça sous la main...

(And in other news: les échantillons envoyés par un médecin de Tréguier au ministère de la marine en 1786 n'en était pas vraiment, du marbre. Du marbre à Tréguier, faut dire, ç'aurait été un scoop.)

25 février 2006

De la rigueur scientifique

Extrait de l'Histoire de l'Académie royale des sciences pour l'année 1767, dans laquelle je cherchais tout autre chose :

Ce n'est qu'avec l'attention la plus grande, & après l'examen le plus scrupuleux, qu'on est en droit, dans les recherches physiques, de compter sur ce qu'on croit avoir vu.

Hist. Acad. Roy. Sci. 1767 (1770), p.43.

De quoi s'agit-il ? De la présentation du mémoire de M. Ferein intitulé « sur le véritable sexe de ceux qu'on appelle hermaphodites » bien sûr !

(Ce qui ne m'aide pas à trouver le mémoire de Duhamel sur l'acier de Ruffec, en Angoumois, dont j'ai récupéré une copie manuscrite aux Archives hier. Mais bon, celui-là valait d'être cité, je trouve.)

14 février 2006

Ingénieur Schmingénieur

Comme bien l'on sait, j'ai suivant les jours sur la tête une casquette d'administrateur de réseaux informatiques ou une casquette d'étudiant en histoire. Même si je me suis spécialisé en histoire des techniques, ce n'est pas si souvent que les deux peuvent coïncider. Et pourtant...

Et pourtant, dans les séminaires, colloques et publications d'histoire des techniques, en particulier en France, on parle sans arrêt d'ingénieurs ; d'un autre côté, je dépouille des réponses à appel d'offre où l'on me chiffre le coût de la journée d'ingénieur - moins cher qu'un chef de projet ou un consultant, mais plus qu'un technicien. Au demeurant, sur ma feuille de paye, il y a marqué « ingénieur d'études, » c'est dire s'il y a de l'ingénieur là-dedans.

Quel rapport entre tous ces ingénieurs, et avec les Vauban et Bélidor dont je parlais ici ou  ?

J'avoue ne pas avoir de réponse à cette question. Et j'ajoute à cet aveu que malgré sa qualité, le bouquin d'Hélène Vérin qui fait autorité sur la question (La gloire des ingénieurs. L'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Albin Michel, 1993) n'arrive pas tout à fait à me convaincre que, parce que nous avons ce mot, il y a un objet historique cohérent derrière.

Au début, me semble-t-il, il y a l'ingénieur militaire - l'homme du génie au sens où on l'entend dans les états-majors, en charge des travaux de siège et, a contrario, de fortification. Il gagne en importance au long des temps modernes, lorsque la guerre cesse d'être une affaire de charges héroïques en rase campagne pour se ramener à une affaire de places et de sièges, pour culminer avec la grande et coûteuse affaire du règne de Louis XIV, la construction d'une ligne de citadelles aux frontières du Royaume. L'ingénieur est donc essentiellement un spécialiste de statique, laissant à d'autres ceux des problèmes de Galilée qui concerne cinématique et dynamique. Évidemment, il est obligé de s'intéresser aux questions d'hydraulique, par exemple : pas la peine de construire une place forte si on y meurt de soif. C'est évident dans les livres de Bélidor et sur le terrain à Neuf-Brissach et ailleurs (ci-contre, adduction d'eau à Briançon).

Mais on est loin de l'ingénieur tout puissant du XIXe siècle. Comment va-t-on de l'un à l'autre ? Comment l'ingénieur devient-il, à un point aussi flagrant, et surtout en France, la figure de proue du progrès technique ?

Une hypothèse de travail, sûrement simplificatrice : en France, le corps royal des ingénieurs (le génie militaire donc) est, je crois, le premier corps technique de l'État à recevoir une stricte organisation territoriale, en 1693, avec une organisation en 23 directions subdivisées en chefferies, ces dernières étant sous la responsabilité d'un ingénieur en chef (cf. Langins,Engineering the French Revolution, p.81). Du coup, lorsqu'à l'époque de la Régence et de louis XV on se préoccupe d'organiser le corps des Ponts-et-Chaussées, c'est le même modèle et la même appellation qui prévalent ; et qui son transférées, dans les dernières années de l'Ancien Régime, au nouveau corps des mines.

On sait que les ingénieurs des Mines (mais aussi ceux des Ponts-et-Chaussées, en ce qui concerne en particulier les chemins de fers) se sont donnés pour mission d'organiser et d'encourager l'importation de la révolution industrielle anglaise en France - qu'on me pardonne le raccourci un peu forcé. Et, au cours du XIXe siècle, on commence à voir des maîtres de forges, reconnus comme tels dans leur province, se faire appeler « ingénieurs civils » à Paris - c'est le cas des Combescot, de la forge de Savignac-Lédrier, étudiés par Yvon Lamy. La nouvelle gloire de l'ingénieur commençait, qui culmine par la loi du 10 juillet 1934 sur la délivrance et l'usage du titre d'ingénieur diplômé.

Ce modèle est-il obsolète aujourd'hui ? Je le crois ; j'en veux pour preuve la grille salariale dont je parlais au début - d'ailleurs, si j'expliquais à mes amis américains que je suis engineer (à défaut d'ingénieur diplômé que je ne suis pas), il y a des chances qu'ils me croient mécanicien d'une locomotive. Mais comme Don Quichotte croyait en la chevalerie bien après qu'elle ait perdu toute pertinence, certains continuerons longtemps à voir dans l'ingénieur (et dans les écoles du même nom) l'armature essentielle de l'industrie, de l'économie et, tant qu'à faire, de la société elle-même...

(Illustrations : détail du frontispice de La science des ingénieurs, de Bélidor, édition de 1729, d'après Gallica, et photo de votre serviteur, Briançon, juillet 2005)

29 janvier 2006

Ponts et chaussées

Acheté tout à l'heure chez un bouquiniste cet ouvrage au titre prometteur : Le viaduc de l'Erdre. Traité pratique pour la construction des ponts métalliques en arcs, par M. Ch. Dupuy, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service de la Compagnie d'Orléans, avec le concours de M. Étienne Lauras, ingénieur civil, ancien élève de l'École centrale, sous-ingénieur à la Compagnie d'Orléans, Paris, Dunod Éditeur, 1879.

Notez bien la date : 1879, trois ans avant le début des travaux du viaduc de Garabit par Gustave Eiffel. On a retenu l'ouvrage monumental de celui qui incarne l'ingénieur-héros de la fin du XIXème siècle plutôt que les obscurs calculs de MM. Dupuy et Lauras. Il est vrai que le viaduc de l'Erdre est nettement plus modeste - la travée centrale en arc mesure 95m, contre 165m à Garabit (sur 564m en tout) ; elle est à une vingtaine de mètre au dessus de l'eau, ce qui est là aussi beaucoup moins spectaculaire que les montagnes cantaloupes. Le viaduc de l'Erdre n'est d'ailleurs sûrement pas le premier du genre - après tout, on a construit un viaduc en arc sur la Severn, en poutrelles de fonte et non de fer, exactement un siècle plus tôt. Les auteurs n'ont d'ailleurs pas cette prétention, seulement celle de publier les calculs qu'ils avaient employés afin que leurs successeurs puissent profiter de cette expérience.

De calculs : c'est bien de celà qu'il s'agit. J'avoue avoir vaguement espéré, en achetant ce petit livre sur les quais de Seine, y trouver quelque plan d'exécution, peut-être même des gravures représentant l'ouvrage. Mais le contenu, c'est ça : des formules, des tableaux sur les valeurs à employer dans lesdites formules ; quelques rares schémas pour expliciter ces calculs (cf. une page parmi d'autres, plus illustré que la moyenne ; il s'agit de la prise en compte des contraintes de dilatation). L'amateur de joli dessins (j'en suis) est désappointé, mais pas l'historien des techniques : voici un exemple magnifique de ce qu'était devenue la science de l'ingénieur au lendemain du Second Empire.

Cette science, on l'avait vue naître avec Bernard Forest de Bélidor dans les années 1720 (cf Langins, Conserving the Enlightenment, chapitre 9), qui entendait fixer des règles de calcul pour la construction des fortifications. « Les structures, disait-il, doivent tirer leur solidité des règles de l'art plutôt que de l'abondance des matériaux. » Elle est maintenant en pleine possession de ses moyens, au point de se sentir capable de prévoir exactement le comportement d'un ouvrage d'un type nouveau. Le matériau est il est vrai propice au calcul, avec ses poutrelles qui travaillent uniquement dans le sens de la longueur - au point qu'on peut se demander si le succès des structures « eiffelliennes » ne vient pas avant tout de leur adaptation aux moyens de calculs des ingénieurs.

La science pour l'ingénieur est donc une science du calcul et de la prévision . Mais elle est, aussi, une science expérimentale : ce chantier est un banc d'essai, où les mesures prises viennent confirmer les calculs a priori. Et, bien entendu,

Quelle que soit sur ce point l'opinion des constructeurs, nous croyons que la discussion à laquelle nous nous sommes livré montre bien le degré de confiance que doivent inspirer la travée en arc. Il est certain que l'étude des projets ne présente aucune difficulté, et que les résultats auxquels conduisent les calculs sont des maximums qui, dans la pratique, ne seront jamais atteints.

Dupuy et Lauras, op. cit., p.78.

Le pont de l'Erdre a beau être un peu oublié, si tant est qu'il existe toujours (y a-t-il des Nantais dans la salle ? Il doit s'agir du pont de la Jonelière, juste à gauche du pont routier de la Beaujeoire en allant vers la Chapelle-sur-Erdre) - mais il représente un exemple de l'ingénierie triomphante du XIXème siècle tardif. Ça n'est pas rien, tout de même !

[ NdA, 30 janvier : une gentille lectrice de Nantes confirme qu'il s'agit bien du pont de la Jonelière mais qu'il a été détruit par les Allemands en 1944 et reconstruit en béton en 1948. Cf. Son commentaire ci-dessous. ]

Deux livres intéressants

Tombé par hasard en bibliothèque sur deux livres intéressantes :

Janis Langins, Conserving the Enlightment, French Military Engineering from Vauban to the Revolution, MIT Press, 2004, 532pp.
Le titre est une réponse à Ken Alder, Engineering the French Revolution, qui prétendait trouver une qualité intrinsèquement révolutionnaire à l'émergence de la figure de l'ingénieur dans le France du XVIIIème siècle. Janis Langins part d'un sujet qu'il connait bien : la controverse entre le corps du génie et le marquis de Montalembert sur les idées de ce dernier en matière de fortification. Il organise autour de cet épisode une histoire de la pensée de l'ingénierie militaire et du corps du génie ; il montre l'émergence dans ce contexte du concept de science pour l'ingénieur. Celle-ci reste cependant une science pratique dont l'objectif essentiel, la solidité et la sécurité des structures construites, incite à la continuation des méthodes éprouvées.
J'avoue n'être pas sûr que le bouquin d'Alder, certes intéressant (et parfois horripilant, il faut le dire), mérite de polariser le débat à ce point - en tout état de cause, nous voilà avec une histoire récente et bien tenue du génie au XVIIIème siècle, tant au niveau de l'organisation des ingénieurs militaires que de la réflexion scientifique et de la mentalité d'un corps technique. De plus, les travaux de Langins sur la controverse de la fortification perpendiculaire, entrepris depuis des années, méritaient amplement d'être publiés en livre. Bon, une ou deux boulettes sur les activités métallurgiques de Montalembert, mais finalement moins que dans la déplorable bio dudit publiée l'an dernier par un érudit local.
Chris Evans et Göran Rydén (éds.), The Industrial Revolution in Iron, The Impact of British Coal Technology in Nineteenth-Century Europe, Ashgate, 2005, 200pp
Les recueils d'articles de ce type sont parfois passables, d'autre fois médiocres (le syndrôme du publish or perish) mais il arrive aussi qu'ils fassent plus avancer la réflexion qu'une brique d'un auteur unique. C'est le cas de celui-ci, édité par deux éminents représentants d'une nouvelle génération d'historiens des techniques - j'avais entendu Chris Evans lors de la conférence sur l'acier au CNAM, c'était brillant. Il ira loin, ce petit gars. Enfin, plutôt grand, en fait.
Qu'est-ce qu'ils disent, collectivement ? Que si, comme l'on sait, les changements techniques apparus en Grande-Bretagne pour la production du fer ont eu une influence fondamentale sur l'industrie européenne, cette influence a une histoire - elle n'est pas immédiate, elle n'est pas complète, elle ne va pas de soi. Il n'y a pas une "révolution technique" qui du jour au lendemain renvoie les ancien procédés au rang de survivances, mais plutôt des apports variables suivant les régions considérées en fonction des cultures techniques locales. Ça semble évident, mais ça n'a pas été étudié tant que ça. Ce qui a intéressé la première génération d'historiens des techniques français, ceux des années 50-60, c'est l'apparition du système technique qui triomphait alors avec la création de la CECA et les pics de production des trente glorieuses. Ce livre montre combien l'histoire est plus subtile, et combien il reste d'espaces à explorer si l'on veut bien se détourner de l'"idole des origines" (pour user d'une de ces formules de Marc Bloch qu'on ne médite jamais assez).
Bref : avec ces pistes de recherche, nous voilà avec du boulot pour vingt ans. Eh bien, allons-y !

Bon, pas tout ça, mais les recherches du Plume, entreprises elles aussi depuis des années, elles méritent d'être rédigées, elles aussi !

27 janvier 2006

Installation

Vous trouverez ici même les entrées de ce qui fût ma rubrique histoire de dire sur 20six. J'ai recopié les entrées telles quelles, à une ou deux typos près ; il y a quelques entrées où j'ai craqué et rajouté de petites notes entre crochets.

À suivre, bien entendu.

18 janvier 2006

Apologie pour l'histoire

Sans doute le seul livre d'historien sur la pratique de l'histoire que je relis en permanence par petits bouts : Apologie pour l'histoire ou métier d'historien de Marc Bloch - incontestablement le fondateur de la science historique telle que nous la pratiquons aujourd'hui. L'ouvrage est inachevé, l'auteur, résistant, ayant été au nombre des victimes de Klaus Barbie ; il a été publié par son ami Lucien Fèbvre en 1949.

C'est un bouquin prodigieux - tout y est, ou presque, au point qu'on pourrait tout citer par petits bouts. Tiens, sur la question du vocabulaire, déjà évoquée ici il me semble, et si prégnante en histoire des techniques (quels mots utiliser, ceux de nos sources ou les nôtres ? et comment ne pas lire les mots de nos sources comme s'ils étaient les nôtres ?), une phrase :
Car, au grand désespoir des historiens, les hommes n'ont pas coutume, chaque fois qu'ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire.
Je m'arrête là ; citer Marc Bloch, c'est comme manger des pistaches, un fois qu'on commence, on ne peut pas s'arrêter.