01 mai 2009

Moi dont les Monitors

Ce blog étant resté en dormance pendant un temps certain, je le reprends comme je l'avais laissé : par des notes de lecture. Et pour commencer, quelques vers :

Or moi, bateau perdu sous les cheveux des anses,
Jeté par l’ouragan dans l’éther sans oiseau,
Moi dont les Monitors et les voiliers des Hanses
N’auraient pas repêché la carcasse ivre d’eau

C'est Rimbaud, bien sûr, Le bateau ivre, écrit je crois en 1871. Monitor, voilà qui fera froncer le sourcil au lycéen tirant la langue sur son explication de texte (même si MM. Lagarde et Michard l'ont certainement gratifié d'une note de bas de page) ; en 1871, le nom de ce navire allait de soi pour un poète à peine plus vieux que lui. Le Monitor était encore, huit ans après sa courte carrière (il sombre dans la nuit du nouvel an 1863), une véritable célébrité.

C'est l'un des objectifs de D. Mindell dans cet ouvrage, War, Technology and Experience aboard the USS Monitor : montrer comment le Monitor-célébrité s'est construit pratiquement en même temps que le Monitor-navire, dans une offensive à la fois psychologique et navale.

Rappelons les faits : dès le début de la guerre de sécession (1861-1865), un des principaux axes de la stratégie du Nord était le blocus complet imposé aux Confédérés. Or, début 1862, ces derniers avaient converti en cuirassé l'ancien vaisseau Merrimack, incendié au début de la guerre, menaçant ainsi de percer le blocus. Le Monitor, une sorte de cuirassé de poche, est construit en urgence pour contrecarrer cette menace. Le 8 mars 1862, il affronte l'ex-Merrimack (devenu CSS Virginia) dans le passage stratégique de Hampton Roads, porte de sortie maritime de la capitale sudiste Richmond et du principal arsenal confédéré, Norfolk. Les deux vaisseaux survivent à l'affrontement mais le Virginia se replie définitivement à Norfolk ; il se saborde le 7 mai lors de la prise de Norfolk par l'Union.

La bataille de Hampton Roads, quoiqu'indécise, est restée comme un symbole : par l'affrontement du Merrimack et du Monitor (puissance de l'allitération : le nom de Virginia n'a pas marqué les mémoires), l'irruption de l'industrie, au sens contemporain du terme, dans la guerre. C'est un autre axe du livre de Mindell : montrer la tension entre cette nouvelle guerre de machines et la tradition de l'héroïsme guerrier. Peut-on être héroïque derrière un blindage impénétrable ? Les écrivains du temps (Hawthorne et Melville, notamment) y voyaient la naissance d'une guerre dont l'humain s'effacerait. Il est vrai qu'ils voyaient les combats sans victimes, ou presque, du Monitor sur le fond des boucheries épouvantables du combat terrestre...

Dernière tension que met en évidence l'ouvrage : celle qui oppose le Monitor calculé du Monitor réel. Son inventeur, John Ericsson, a joué une part active dans la célébrité du Monitor, sur laquelle il construisait la sienne - un personnage d'inventeur incompris en lutte contre tous les conservatismes dont il triomphe, finalement, à Hampton's Road ; la réalité est plus complexe. D'abord, si le Monitor est innovant, il n'est pas révolutionnaire : il y avait des cuirassés en France et en Grande-Bretagne avant lui, y compris avec une propulsion à hélice ; quant aux canons sur tourelles, ils avaient été testé sur les batteries flottantes de la guerre de Crimée. Par ailleurs, Ericsson ayant toujours refusé de mettre le pied sur son navire refusait avec obstination d'admettre les défauts qu'on lui observait. Sa réponse aux officiers était alors : « vous vous trompez, j'ai tout calculé. » Pour autant, ces problèmes étaient réels et graves : par exemple, le Monitor est pratiquement un sous-marin puisque les quartiers de l'équipage ainsi que les machines se trouvaient sous la ligne de flottaison (Jules Verne présente d'ailleurs son Nautilus comme « une sorte de Monitor ») - ils dépendent donc lourdement du système de ventilation. Celui-ci ayant été étouffé par des paquets de mer, tous l'équipage a manqué de périr gazé par ses propres machines pendant le trajet de New York à Hampton's Road...

On le voit, il y a beaucoup de bonnes choses dans cet ouvrage, pour qui s'intéresse au Monitor lui-même ou plus généralement à la mécanisation des flottes au XIXe siècle. Quelques points faibles toutefois : de l'aveu de l'auteur, l'ouvrage est la version développée d'un article d'une trentaie de page dans Technology and Culture (avril 1995). Or, s'il y a des éléments en plus dans l'ouvrage, il ne parait pas certain qu'il y en ait eu assez pour remplir 180 pages... En conséquence, certains chapitres tirent sérieusement à la ligne et semble devoir plus aux demandes de l'éditeur qu'aux nécessités de la narration historique. Le chapitre 3 par exemple développe la biographie d'un William Keeler, officier à bord du Monitor et dont la correspondance est une source fondamentale concernant le navire. De là à lui consacrer un chapitre, il y a un pas... Le chapitre 8, quant à lui, est entièrement consacré au poème qu'a écrit Melville sur le Monitor plutôt une longue paraphrase, d'ailleurs. Mon conseil : sauter entièrement ce chapitre.

Malgré ces quelques réserves, voilà un petit livre agréable à lire et qui m'a appris énormément.

Références

David A. Mindell, War, Technology and Experience aboard the USS Monitor, Baltimore (MD), The John Hopkins University Press, 2000, 187pp.

David A. Mindell, « "The Clangor of That Blacksmith's Fray": Technology, War, and Experience Aboard the USS 'Monitor' », Technology & Culture, vol. 36, n°2 (avril 1995), pp.242-270.

Les illustrations sont tirée de John Ericsson, Contribution to the Centennial Exhibition, 1876, reproduites dans l'article de Technology & Culture cité, p. 247.