Beaucoup de choses à dire dans cette rubrique que je n'ai pas pris le temps de dire. Des bouquins dont j'avais envie de rendre compte, quelques débats que j'avais envie de poursuivre, et bien sûr mes petits clins d'yeux archivistiques - tous ces documents sur lesquels je tombe et dont je n'ai pas vraiment l'usage pour mes recherches mais que j'ai tout de même envie de partager. Car écrire de l'histoire, c'est faire des choix ; se priver de matériaux parce que, tout simplement, ça ne correspond pas à l'objet historique que l'on cherche à mettre en place.
Une remarque d'ailleurs : une des marques les plus sûres de l'« ouvrage d'érudition » par opposition à l'ouvrage d'historien, c'est que, précisément, les factoïdes que l'érudit à trouvé dans ses archives, il ne peut se retenir de les infliger à ses lecteurs - ainsi, dans la déplorable biographie du marquis de Montalembert publiée il y a deux ans, l'auteur ne peut s'empêcher de faire part, dans un chapitre consacré aux activités industrielles du marquis, de la grossesse qu'une femme attribue aux œuvres du valet de pied de Montalembert, et de la somme d'argent versée par lui pour éviter des poursuites.
Je dois reconnaître que ce n'est pas toujours évident, de se retenir. D'où l'utilité d'avoir un blog dans lequel s'épancher - et c'est clairement une des fonctions de cette rubrique.
Comme je travaille sur un établissement qui, à partir de 1776 en droit (et depuis 1755 en fait) dépend directement du ministère de la marine, j'ai eu à compulser pas mal de séries d'archives de la marine. Normal. Et comme pas mal de ces séries sont issue des « services généraux » du département, j'y trouve plein de choses qui n'ont pas grand chose à voir avec mon objet, mais qui sont plutôt des récits de ce que l'on a coutume d'appeler des fortunes de mer. En voici quelques exemples.
Tragédies
C'est parfois, bien sûr, la tragédie du naufrage. J'avais cité le cas de ces marins tirés de l'eau par les moines de Saint-Mathieu ; l'issue n'est pas toujours aussi heureuse, comme pour ces dunkerquois en perdition près de Fécamp :
Le S. Masson commissaire des classes en ce port en rendant compte du naufrage sur ce parage d'une bélandre de Dunkerque, informe Monseigneur que le maître, un mousse fils du maître et un matelot qui composoient l'équipage, s'étoient sauvés sur la chaloupe que la mer qui étoient affreuse, engloutit bientôt après. Le matelot fut perdu sans ressource ; le maitre qui nageoit supérieurement saisit son fils, et le soutint d'un bras pendant 15 à 18 minutes, mais il ne put l'empecher de se noyer. Au bout de 3/4 d'heure le père parvint à gagner la terre du côté de Senneville où il auroit infailliblement peri sans l'assistance d'un homme et de quelques femmes qui lui prodiguèrent tous les secours dont il avait besoin. Cet homme, un nommé Bouffey se dépouilla entierement et lui donna sa chemise et ses habits.
Affreux, affreux. Il s'agit bien entendu d'obtenir du ministère, pour le maître en question, « une petite gratification, » et de « récompenser la charité du nommé Bouffey » - ce qui est accordé. Les esprits chagrin reconnaîtrons dans le récit un topos du récit de naufrage, qu'on retrouve périqodiquement dans les récits de ce type jusqu'à nos jours, le malheureux mousse arraché au bras de son père par les flots en furie. Ce qui ne veux pas dire que c'est faux ; mais identifier un topos comme celui-ci ne peut qu'inciter l'historien à la prudence. Qui ira contester le récit d'un père éploré ?
Le nommé Bouffey, quant à lui, est preuve que les habitants du litoral, loin d'être des naufrageurs comme le veut un mythe bien étudié par Alain Cabantous (Les côtes barbares, Pilleurs d'épaves et sociétés littorales en France, 1680-1830, Fayard, 1993), connaissent les gestes qui sauvent : donner au naufragé des vêtements secs est en effet la première chose à faire, tous les ouvrages qui abordent la question vous le diront. Il se trouve là en bonne compagnie, avec les moines de Saint-Mathieu dont nous avont parlé et les paysans picards de Molière, au siècle précédent, qui plutôt que de donner leurs habits préfèrent amener les naufrager se réchauffer, tous nus, devant un bon feu - autre méthode préconisée par tous les manuels, d'ailleurs.
Dom Juan, ou Le Festin de Pierre, ACTE II, Scène premièreCHARLOTTE, PIERROT.
CHARLOTTE: Notre-dinse, Piarrot, tu t'es trouvé là bien à point.
PIERROT: Parquienne, il ne s'en est pas fallu l'épaisseur d'une éplinque qu'ils ne se sayant nayés tous deux.
CHARLOTTE: C'est donc le coup de vent da matin qui les avait renvarsés dans la mar?
PIERROT: Aga, guien, Charlotte, je m'en vas te conter tout fin drait comme cela est venu; car, comme dit l'autre, je les ai le premier avisés, avisés le premier je les ai. Enfin donc j'estions sur le bord de la mar, moi et le gros Lucas, et je nous amusions à batifoler avec des mottes de tarre que je nous jesquions à la teste; car, comme tu sais bian, le gros Lucas aime à batifoler, et moi par fouas je batifole itou. En batifolant donc, pisque batifoler y a, j'ai aperçu de tout loin queuque chose qui grouillait dans gliau, et qui venait comme envars nous par secousse. Je voyais cela fixiblement, et pis tout d'un coup je voyais que je ne voyais plus rien. "Eh! Lucas, ç'ai-je fait, je pense que vlà des hommes qui nageant là-bas. [...] "Allons, Lucas, ç'ai-je dit, tu vois bian qu'ils nous appelont: allons viste à leu secours. - Non, ce m'a-t-il dit, ils m'ont fait pardre." Ô! donc, tanquia qu'à la parfin, pour le faire court, je l'ai tant sarmonné, que je nous sommes boutés dans une barque, et pis j'avons tant fait cahin caha, que je les avons tirés de gliau, et pis je les avons menés cheux nous auprès du feu, et pis ils se sant dépouillés tous nus pour se sécher, et pis il y en est venu encore deux de la mesme bande, qui s'equiant sauvés tout seul, et pis Mathurine est arrivée là, à qui l'en a fait les doux yeux. Vlà justement, Charlotte, comme tout ça s'est fait.
[...]
CHARLOTTE: Est-il encore cheux toi tout nu, Piarrot?
PIERROT: Nannain: ils l'avont rhabillé tout devant nous.
Ni Pierrot, ni le nommé Bouffey, n'auront la médaille du sauvetage, et pour cause. À Bouffey, on donne quelques livres ; à Pierrot, une râclée (acte II, scène III) :
PIERROT: Heu. (Dom Juan lui donne un soufflet.) Testigué! ne me frappez pas. (Autre soufflet.) Oh! jernigué! (Autre soufflet.) Ventrequé! (Autre soufflet.) Palsanqué! Morquenne! ça n'est pas bian de battre les gens, et ce n'est pas là la récompense de v's avoir sauvé d'estre nayé.
C'est bien vrai, ça !
(Illustration : le document d'archive en question, archives nationales, fonds anciens de la marine, B1 99, folio 235, feuilles au roi et au ministre, 1784. Extrait du Dom Juan de Molière, d'après www.site-moliere.com.)
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire