17 avril 2006

Fortune de mer, 2 : retards

Continuons notre petit tour des avanies relatées par la correspondance du ministère de la marine, conservée dans la série B des fonds anciens de la marine aux archives nationales. J'avais commencé cette série avec du tragique, du mortel, noyades et détails navrants en prime ; mais les fortunes de mer, ça peut être aussi du contre-temps, du râlage, des bordées de juron et de la mauvaise humeur. Exemple.

Retard, ou New-York - Le Havre via Lorient et Perros-Guirec

Il apparaîtra bien sûr à ceux qui me connaisse que ce sont les lieux mentionnés dans cette lettre qui ont attiré mon attention. Texte intégral, avec mes commentaires entre crochets :

3 février.
à Monseigneur le Maréchal de Castries Ministre et Secrétaire d'Etat ayant le Departement de la marine.

[Oui, au sens strict, il n'y a pas de « ministre de la marine » dans l'ancien régime ; il y a un ministre et secrétaire d'État (c'est à dire membre à la fois du conseil du roi et du conseil des dépêches, le top) qui se trouve avoir en charge cette branche de l'administration royale.]

Monseigneur,

J'ai l'honneur de prévenir votre Grandeur qu'etant arrivé de New-Yorck le dix huit de ce mois en rade du port Louis, où je mouillé le soir avec le paquebot du Roi Le Courrier de l'Europe que je commande, Monsieur Thevenard m'envoya ordre par ecrit de remettre à la voile dès le lendemain à la marée pour me rendre au havre de Grace, ordre que j'ai exécuté en appareillant le lendemain dix neuf.

[le port-Louis, c'est Port-Louis, à côté de Lorient ; le havre de Grace, c'est bien sûr le port du Havre, à l'entrée de la Seine ; un paquebot, de l'anglais packet-boat, c'est un navire rapide de taille modeste chargé du transport du courrier. On sent la joie de l'équipage à l'idée de devoir repartir à peine arrivé pour faire un tour de la Bretagne en plein hiver.]

Depuis ce temps je n'ai eu que des vents d'Est et Est nord est, qui m'ont obligés de courir des bords dans la manche, et souvent les bas ris dans les huniers ; mais un assez fort coup de vent de la même partie m'ayant pris hier au soir, au point de ne pouvoir à peine porter de voile, ma décidé à rélacher au moüillage de perros sur la coste de brétagne, dix lieües à l'Est de l'isle de bas, où je me trouvais alors.

[C'est sûr, tirer des bords dans la brise au mois de janvier, on n'a pas très envie d'y être, même si un petit bateau comme celui-là était sûrement plus doué qu'un vaisseau à trois ponts pour ce genre de sport. Le choix de la rade de Perros peut surprendre, la rade de Morlaix, très bien abritée, étant juste à côté de l'île de Batz - mais l'entrée peut en être dangereuse par gros temps, d'autant que le balisage n'était pas aussi complet qu'aujourd'hui. La rade de Perros est relativement bien abritée et très facile d'accès : il y a une logique. D'autant qu'il y a des problèmes d'équipage...]

Mon équipage qui à toujours été trés faible par la quantité de jeunes gens de quinze et seize ans qu'on m'a donnés, est dans le plus mauvais etat, il y en à huit au poste de chirurgien, les uns sont attaqué, où de la pierre, où du flux de sang, où blessés par abordage, au point de ne rendre aucun service quelconque. Je suis donc obligé de me regler en mauvais tems aux forces que je peux avoir, et ne pas faire ce que je ferais, si j'etois bien armé en matelots.

[Bah, c'est qu'il risque d'avoir des ennuis, le commandant Stouvin, à ne pas arriver là où on l'attend - alors du coup, faut bien trouver des raisons... Que huit marins malades compromettent la bonne marche du bateau confirme en tout cas que c'est d'un bateau de petite taille qu'il s'agit, à l'équipage restreint.]

Je vous prie, Monseigneur, d'être bien persuadé que dés qu'il fera le moindre tems favorable, je ne negligerai rien pour me rendre à ma destination.

Je suis avec un profond respect
Monseigneur

Votre tres humble et tres obeissant serviteur
Stouvins.

Ce que j'aime bien dans cette lettre c'est qu'on entend le commandant pester dans sa cagna, contre l'ordre imbécile qu'on lui a donné, contre ce temps de chien, contre cet équipage de galapians et d'éclopés et contre l'avoinée qu'il risque de se prendre de la part de sa hiérarchie. Ça ne donne pas très envie de naviguer avec le commandant Stouvin, fût-ce sur Le Courrier de l'Europe, fringuant paquebot du roi - mais le problème ne se pose pas, évidemment.

Nota : cette lettre n'est pas datée - enfin, on a le mois, mais pas l'année. De Castries est ministre de la marine de 1780 à 1787 ; le carton B3 803 contient en principe des documents postérieurs à 1786 - mais la présence consécutive de plusieurs lettres d'officier dont les noms commencent par ST fait penser à une liasse tirée des dossiers personnels et mal rangée par la suite. La jeunesse de l'équipage évoqie un temps de guerre, où l'on réserve les marins les plus expériementés (et les officiers les plus doués !) aux unités combattantes. Je hasarderais donc l'année 1783, dernière année de la guerre d'indépendance américaine, ce qui expliquerait l'importance stratégique du courrier de New-York.

Voilà les petits plaisir de l'historien : ces documents qui donnent de la chair à l'histoire qu'on étudie. On n'en a pas forcément besoin ; on les range dans un petit coin de sa mémoire et de ses fichiers. L'historien est un bricoleur comme les autres : « ça peut toujours servir. »

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