17 mars 2006

Patrimoine industriel

[Ce message était en fait destiné à ma rubrique quotidienne. Je le duplique donc là-bas, en attendant de poster ici quelques mésaventures nautiques récemment trouvées aux archives.]

Journée d'étude toute la journée de demain sur le thème : « quelle place pour le travail dans le patrimoine industriel ? » J'aime la question, même si en l'occurrence j'aurais préféré me tenir au programme « comment botter les fesses à premier ministre hautain. » Bon, au pire, je m'éclipserai une heure ou deux pour aller battre le pavé et je reviendrai. Mais sérieusement, la question est intéressante, en cette époque où tout devient patrimoine, au risque de transformer le pays en un vaste musée. Évidemment, on peut se poser la question autrement : le patrimoine en question a-t-il encore quoi que ce soit d'industriel dès lors que ce n'est plus un lieu de travail ?


Une usine en bord de Somme, A miens, mai 2005.

Qu'on me comprenne bien. Je faisais partie de ceux que la destruction des usines de Billancourt mettait en rogne, parce que vouloir effacer de la ville toute trace des activités de production, ce n'est pas sain. Il y a une tendance à vouloir cacher l'industrie, ce truc un peu sale, l'éloigner de la ville, essayer de ne plus y penser - nos écolos parisiens, qui conçoivent leurs prétendus plans de circulation sans tenir aucun compte des artisans et industriels qui y produisent encore des choses de leurs main, n'est d'ailleurs qu'une variété du phénomène.

Mais d'un autre côté, si ces bâtiments deviennent, comme c'est souvent le cas, de n-ièmes lieux socio-cul, officiels ou non(les Frigos à Paris, la Fonderie au Mans, le Lieu Unique à Nantes...), n'est-ce pas faire un peu la même chose en en détournant le sens, en faisant oublier que ces murs étaient là dans un but précis et que ce but était une activité industrielle ?

Ces bâtiments déserts ou socio-culturalisé, ce n'est pas de l'industrie, c'est un fossile d'industrie - parce qu'un vrai site industriel, ça change tout le temps. On construit un nouvel atelier ici, on installe là la machine-outil récemment livrée, et il faut faire arriver les trains par là, et puis on va augmenter la hauteur de cette cheminée... Il se trouve que, pour mon mémoire, j'étudie un atelier particulier d'une usine particulière. Ce bâtiment existe toujours ; il est le plus ancien de l'usine. Je ne l'ai au demeurant qu'aperçu et n'ai jamais pu le photographier : l'usine, construite pour faire des canons de marine en 1753, se prépare maintenant à armer la nouvelle classe de frégates franco-italiennes qu'on a annoncé l'hiver dernier - secret défense, pas de photos. Ce qui est sûr, c'est que le bâtiment en question, dénommé aujourd'hui mouleries, ce qu'il n'est plus depuis longtemps, a changé maintes fois de fonctions, sans jamais avoir exactement toutes celles qu'on lui destinait. C'est ça, un site industriel vivant. Comment raisonner en termes de patrimoine là-dedans ?

Un de ces jours, je vous expliquerai comment, par incapacité à concevoir l'industrie comme l'objet d'une histoire, on a tué une des plus vieilles sociétés de non-ferreux de France.

Le Plume vous salue bien.

11 mars 2006

Nantes, farine et chaudières au charbon

Comme je le disais tout à l'heure, j'ai un peu fait chou blanc aux archives nationales, du moins sur ce que je cherchais. Car c'est un peu le problème : on trouve toujours quelque chose aux archives, sauf à y mettre la plus extrême mauvaise volonté. Le truc est de réussir à s'empêcher de s'intéresser à ces trouvailles plus de quelques instants - sinon, on ne s'en sort plus.

D'un autre côté, on n'est pas historien si on n'est pas curieux, et si on tombe par hasard sur les plans d'un établissement étrange dont on n'avait jamais entendu parler, ce serait dommage de ne pas y regarder de plus près.

Or donc, après ces préliminaires laborieux, je reviens à mon titre : Que peut-on bien faire à Nantes en 1785 avec de la farine et des poêles à charbon ? Un peu tôt pour que ce soit des Chocos BN, un peu tôt même pour le petit Lu (dont la spécialiste nous donnera sans aucun doute la date d'invention). Ajoutons à l'énigme le fait que cet établissement doit être réalisé pour l'usage de la marine royale. Mystère et boule de gomme.

Si je n'avais eu que les plans, je n'aurais pas été plus avancé que ça. Mais il y a une lettre d'accompagnement, intitulée « étuves à farine » et signée d'un certain Millet, à Nantes, le 22 avril 1785 ; il y a une légende, intitulée comme suit :

PLAN d'une étuve à trois étages ayant à chaque étage deux rangs de plateaux sur lesquels seront répandues les farines ou grains qu'on voudra faire sécher.

J'aime bien les titres du XVIIIème siècle ; ça a une autre gueule que American Vertigo ou je ne sais quelle fadaise. Ceci dit, les documents nous disent ce dont il s'agit, mais pas vraiment à quoi ça sert. Ils nous apprennent que les chaudières (situées en au rez-de-chaussée) permettent de fournir une température de 60 à 70° (Réaumur, je suppose - soit 75 à 88°C) dans les tuyaux ; qu'ainsi on étuve la farine en 24h ; que de plus ces poêles peuvent fonctionner « avec du charbon de terre ce qui seroit d'une assez grande economie. » On nous explique de plus que :

le côté A & le côté B montrent des couloirs qu'on fermera et ouvrera a volonté par lesquels la farine étuvée viendra se rendre sur le plancher du premier étage designé par des marques de soliveaux, & quand elle sera refroidie on la fera descendre par des trapes dans les magasins du rez de chaussée pour être embarillée.

Ha ha ! Nous y voilà. Précisons tout de suite que le terme d'étuve ne désigne pas dans ce contexte une chaleur humide mais une chaleur modérée maintenue pendant un temps important. Et là on comprend : la farine, ça se conserve plutôt mal - c'est la raison pour laquelle on conservait traditionnellement le blé en grain, en le faisant moudre au fur et à mesure qu'on en avait besoin. Mais sur un bateau, il n'y a pas de moulin : donc, il faut emporter la farine. Donc la conditionner dans des barrils hermétiques. Donc qu'elle soit parfaitement sèche au moment où on la met en boîte, faute de quoi le remède sera pire que le mal.

C'est là que ça devient de l'histoire et pas seulement un document rigolo. La civilisation occidentale avait développé tant bien que mal un certain nombre de pratiques permettant de faire durer les aliment pour manger toute l'année - mais ces pratiques ne répondent pas aux besoins spécifiques du voyage maritime au long cours. Et du coup, les techniques modernes de conservation apparaissent (à part bien sûr celle qui sont liées à la chaîne du froid) : boîtes en fer blanc, c'est à dire recouvert d'une pellicule d'étain, par exemple, et même tablettes de bouillon : un document de 1783 s'inquiète de ce qu'il y en a 4000 à Rochefort qui menacent de périmer.

Une remarque : Nantes est manifestement un pôle important pour ces activités : en plus de cet établissement (dont j'ignore s'il a été réalisé), on y trouve très tôt d'importantes ferblanteries. Question oiseuse : est-ce là l'origine de la vocation biscuitière de Nantes que nous évoquions tout à l'heure ?

À la journée d'étude « systèmes techniques » du 4 mars dernier, François Sigaut regrettait que l'on ne fasse pas l'histoire du tire-bouchon. Voilà déjà un commencement d'histoire de la farine en boîte.

05 mars 2006

Des moines et de leur utilité maritime

Je vous parlais récemment du phare de la pointe Saint-Mathieu et de son monastère ; une jeune lectrice de Rome (Italie) faisait même remarquer qu'« Autrefois, on priait contre les naufrages, maintenant, on allume des lumières. » Si j'en crois un document sur lequel je suis tombé l'autre jour aux archives en cherchant autre chose, ça ne s'arrêtait pas là :


Archives nationales, fonds anciens de la marine, B2390

Il s'agit de la copie sur registre d'une dépêche envoyée par le ministre de la marine à La Roche-Aymon, archevêque de Reims et président de la commission des réguliers - commission instituée par Louis XV en 1766 suivant le souhait de l'archevèque de Toulouse, Loménie de Brienne, afin de réformer le clergé régulier français. Transcription pour ceux que la paléographie en miniature sur écran ne tente pas :

M. l'Archeveque-Duc de Reims.
a Versaille le 10 fevrier 1769.

Le compte qui m'a été rendu, Monsieur, des secours de toute espece que les gens [rayé : de l'Equipage] de mer sauvés du naufrage de la Gabarre du Roy la Dorothée qui s'est perdue vers la pointe de St. Mathieu ont tiré des Religieux [rayé : de l'abbaye] du monastere de ce nom m'engage à vous observer que leur maison est par sa situation de la plus grande utilité dans des cas de cette espece, et que la suppression dont elle est menacée, attendu que n'étant pas fondée elle ne peut entretenir le nombre de Religieux que le Roy exige dans chaque monastere, seroit regardée comme un evenement malheureux pour tous les gens de mer. Si vous pensez, Monsieur, que cette consideration puisse faire excepter de la regle generale la maison dont il s'agit, je vous seray très obligé d'en proposer la conservation et de vouloir bien m'informer du parti qui sera pris à cet egard.

J'ay l'honneur d'être avec le plus parfait attachement, Monsieur, votre &c.

Quelques remarques : d'abord, on ignore la nature des secours dont il s'agit. Les moines ont-ils retroussé leurs vêtement pour aller repêcher les marins ? Ou se sont-ils contenté de leur offrir dans un premier temps leurs prière et dans un deuxième un vin chaud ? Je n'irais pas fouiller dans les archives départementales du Finistère (qui a probablement récupéré les archives dudit monastère, au bout du compte) pour aller voir ça. Deuxième remarque : quelques années après (1782 je crois), on se décide à construire un phare à cet endroit, ce qui laisse à pener que la requête n'a pas été entendue. Si tant est qu'elle ait été écrite pour être entendue, ou simplement pour faire plaisir au prieur de la maison dont il s'agit.

Évidemment, tout ça n'a rigoureusement rien à voir avec les sujets qui m'occupe. Mais bon, vu que j'avais ça sous la main...

(And in other news: les échantillons envoyés par un médecin de Tréguier au ministère de la marine en 1786 n'en était pas vraiment, du marbre. Du marbre à Tréguier, faut dire, ç'aurait été un scoop.)