10 novembre 2006

De l'art de faire Suez

Encore une note du type « note de lecture divagante » : pour partager mes lectures du moment et les réflexions que ça inspire, mais aussi parce que c'est un moyen de faire circuler ce blog à l'extérieur de mes recherches personnelles - oui, j'arrive pour le moment à garder une vague idée du fait qu'il y a une vie en dehors de mon sujet ; j'ignore combien de temps ça durera.

Il s'agit aujourd'hui d'un bouquin dont j'ai déjà parlé plusieurs fois : celui de Nathalie Montel sur le chantier du canal de Suez, réalisé entre 1859 et 1869 (le canal, pas le bouquin). Un bouquin qui a pas mal de mérites ; par bien des côtés, c'est un modèle de monographie d'histoire des technique, ce qui m'arrange bien, vu que c'est précisément le genre de travail que je dois produire cette année.

Premier mérite : déboulonner le mythe de Ferdinand de Lesseps. Je cite André Siegfried dans l'ouvrage dont j'ai parlé il y a quelques semaines, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales (p. 49) :

On ne saurait trop admirer Ferdinand de Lesseps : c'est lui qui a fait le canal, il est tout le canal ; créateur d'une route mondiale nouvelle, il est de la taille des Magellan et des Vasco de Gama.

Et ça continue sur ce ton. Montel le ramène à une stature beaucoup plus raisonnable, celle de promoteur (Montel, p. 351), au sens fort du mot : il lance l'idée, en assure justement la promotion, cours après les financements... Par contre, il n'intervient pratiquement pas dans les travaux, sauf pour s'entêter dans des choix initiaux d'organisation du chantier qui ne tiennent pas la route - jusqu'à finalement changer d'avis, en toute discrétion pour ne pas alarmer les actionnaires. Le génie de Lesseps c'est, en grande partie, d'avoir vu l'importance qu'il y avait à monopoliser la communication concernant l'ouvrage : il est contractuellement interdit aux employés de la compagnie de laisser filtrer quelque information que ce soit à l'extérieur. Sa gloire posthume a montré qu'il avait parfaitement maîtrisé cet aspect de la chose !

Sur le chantier lui-même, je vous laisse lire l'ouvrage. Rappelons juste qu'il s'agit d'un canal de 162 km à creuser dans le désert, en utilisant en partie les lacs salés qui parsèment l'isthme. Côté Mer rouge, un port ancien et important, Suez - le point d'embarquement des pélerins de Basse-Égypte se rendant à la Mecque. Côté Méditerranée, rien : on construit un port artificiel sur les dunes qui séparent la vaste lagune du lac Menzaleh de la mer ; ça reste d'ailleurs une approche difficile pour les bateaux qui ne disposent pas de navigation par satellite, tant la côte manque de points de repères. Entre les deux, le canal ne nécéssite pas d'écluse : c'est, suivant l'expression de l'époque, un bosphore artificiel. Il s'agit donc d'une vaste opération de terrassement, dans des conditions particulièrement rudes et avec un volume à extraire énorme.

Le point-clé dans l'affaire, et plus généralement dans l'histoire des chantiers, c'est : « faire » ou « faire faire ». C'est à la fois un des points forts et un des points faibles du bouquin. La compagnie fondée par Lesseps doit être l'exploitant futur du canal mais elle n'est pas une entreprise de travaux public - elle est maître d'ouvrage plutôt que maître d'œuvre. Les travaux sont initialement confiés de manière globale à un entrepreneur, Hardon. Nathalie Montel met en évidence les difficultés dans lesquelles s'empêtre le chantier faute d'un contrôle effectif des réalisations de l'entreprise Hardon par la Compagnie et montre l'importance cruciale de la mise en place par l'ingénieur des Ponts et Chaussées Voisin d'un tel contrôle. Lorsque le marché avec Hardon est finalement résilié, les travaux sont temporairement poursuivis en régie (la Compagnie devenant pour un temps maître d'œuvre) avant d'être divisés en lots et confiés à diverses entreprises, notamment Borel et Lavalley qui, à grand renfort de mécanisation, réalisent environ les trois quarts des terrassements.

Mon regret : que cette transition par la régie ne soit pas analysée de manière plus détaillée. Elle est présentée uniquement sous la forme de l'échec : par conservatisme, l'infrastructure calquée de celle des Ponts et Chaussées ne parviendrait pas à mettre en place les innovations nécessaires à la poursuite des travaux, ce qui la contraindrait à passer la main à des entrepreneurs plus aptes à cette prise de risque. Je suis prêt à la croire, mais j'aurais aimé que, pour cela, elle élimine preuve à l'appui l'hypothèse inverse : que la Compagnie, maître d'ouvrage, ne se soit mis dans la peau du maître d'œuvre que par défaut, temporairement, le temps de la liquidation de l'entreprise Hardon et du lancement de nouveaux appels d'offre. Ceux-ci terminés, la Compagnie serait naturellement retournée dans le domaine qui est le sien, celui du « faire faire ». Il peut bien sûr y avoir toute sorte de solutions intermédiaires, par exemple que Voisin, chef des travaux pour la Compagnie, ait été tenté par la réalisation directe des travaux avant de se rendre compte qu'il sortait de son domaine de compétence... Bon, Nathalie Montel sera au séminaire de Master en décembre : je lui poserai la question !

Notons par ailleurs que les passages sur la mécanisation des travaux publics, pour laquelle Suez, avec son contexte de pénurie chronique de main d'œuvre, est un terrain d'essai extraordinaire, sont passionnants ; que la réflexions sur la relation entre sciences et techniques au milieu du XIXe siècle est tout à fait stimulante (pour faire court, il n'y a pratiquement pas d'application directe des progrès scientifiques au domaine des travaux publics) ; enfin, que je partage entièrement les réserves de l'auteur sur la place faite en histoire des techniques au concept d'ingénieur !

Bref, un bon bouqin d'histoire des techniques. Glop, glop.


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Référence : Nathalie Montel, Le chantier du canal de Suez (1859-1869), Une histoire des pratiques techniques, éditions In Forma/Presse de l'École nationale des Ponts et Chaussées, 1998, 381 p.

Illustrations : couverture de l'ouvrage ; plan du canal de Suez (Foncin/Colin/Fraysse, cours de géographie pour le certificat d'études primaires, Armand Colin, 1957) ; la drague à long couloir de Lavalley (d'après Montel, op. cit., p. 240.)

03 novembre 2006

Mers du Nord

Le 23 janvier 1579, un traité fédérant Hollande, Zélande, Groningue, Gueldre, Frise, Utrecht, Gueldre et Overijssel - provinces protestantes du Nord des Pays-Bas, soulevées depuis 1566 contre leur souverain espagnol - marque la naissance d'un pays nouveau, les Provinces-Unies.

15 ans plus tard, en 1594, sortent de la rade du Texel trois navires, l'un venu d'Amsterdam, l'autre d'Enkhuizen, le troisième de Zélande. L'expédition est pilotée par Willem Barentsz. Il y en aura deux autres, dans le même objectif : découvrir un passage vers les Indes en passant au nord de l'Eurasie.

Inutile de dire que ces expéditions échouent, même si elles ont le mérite d'explorer les côte du Spitzberg et de la Nouvelle-Zemble. La troisième (1596-1597) a même tellement échouée qu'elle s'est soldée par la perte des navires, broyés par la glace, un hivernage improvisé sur les côtes de Nouvelle-Zemble, et un retour en chaloupe pendant lequel Barentsz passe de vie à trépas.

Mais ce qui reste de ces expéditions, c'est la maîtrise des mers nordiques, totalement délaissée par les explorateurs espagnols et portuguais, et des liens extrêmement solide avec l'Europe du Nord. C'est sur cette base que se développe la puissance hollandaise, et pas seulement pour la pêche à la baleine : au XVIIe siècle, Amsterdam est le principal marché européen pour l'artillerie de marine, alors même que les Provinces-Unies n'ont pratiquement aucune sidérurgie - les fameux canons hollandais que l'archéologie sous-marine repêche un peu partout sont de fabrication scandinave ou russe.

Après la « glorieuse révolution » de 1688, qui voit l'arrivée sur le trône d'Angleterre du Stadthouder des Provinces-Unies, cette tradition nordique le suit. Je reviendrai un jour sur l'importance des contacts scandinaves et russes dans la première industrialisation de la Grande-Bretagne, celle qui commence à la fin du XVIIe siècle, justement. De notre point de vue français, nous négligeons facilement le poids historique de ces régions, sans doute parce que nous ne sommes pas particulièrement tentés d'y passer nos vacances - enfin, moi, si, mais c'est une autre histoire.

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Illustrations : couverture de Prisonniers des glaces, les expéditions de Willem Barentsz (1594-1597), texte établi et présenté par Xavier de Castro, Chandeigne/UNESCO 1996 ; scène de chasse à la baleine dans l'Arctique (vers 1700), Scheepvart Museum, Amsterdam.