Encore une note du type « note de lecture divagante » : pour partager mes lectures du moment et les réflexions que ça inspire, mais aussi parce que c'est un moyen de faire circuler ce blog à l'extérieur de mes recherches personnelles - oui, j'arrive pour le moment à garder une vague idée du fait qu'il y a une vie en dehors de mon sujet ; j'ignore combien de temps ça durera.
Il s'agit aujourd'hui d'un bouquin dont j'ai déjà parlé plusieurs fois : celui de Nathalie Montel sur le chantier du canal de Suez, réalisé entre 1859 et 1869 (le canal, pas le bouquin). Un bouquin qui a pas mal de mérites ; par bien des côtés, c'est un modèle de monographie d'histoire des technique, ce qui m'arrange bien, vu que c'est précisément le genre de travail que je dois produire cette année.
Premier mérite : déboulonner le mythe de Ferdinand de Lesseps. Je cite André Siegfried dans l'ouvrage dont j'ai parlé il y a quelques semaines, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales (p. 49) :
On ne saurait trop admirer Ferdinand de Lesseps : c'est lui qui a fait le canal, il est tout le canal ; créateur d'une route mondiale nouvelle, il est de la taille des Magellan et des Vasco de Gama.
Et ça continue sur ce ton. Montel le ramène à une stature beaucoup plus raisonnable, celle de promoteur (Montel, p. 351), au sens fort du mot : il lance l'idée, en assure justement la promotion, cours après les financements... Par contre, il n'intervient pratiquement pas dans les travaux, sauf pour s'entêter dans des choix initiaux d'organisation du chantier qui ne tiennent pas la route - jusqu'à finalement changer d'avis, en toute discrétion pour ne pas alarmer les actionnaires. Le génie de Lesseps c'est, en grande partie, d'avoir vu l'importance qu'il y avait à monopoliser la communication concernant l'ouvrage : il est contractuellement interdit aux employés de la compagnie de laisser filtrer quelque information que ce soit à l'extérieur. Sa gloire posthume a montré qu'il avait parfaitement maîtrisé cet aspect de la chose !
Sur le chantier lui-même, je vous laisse lire l'ouvrage. Rappelons juste qu'il s'agit d'un canal de 162 km à creuser dans le désert, en utilisant en partie les lacs salés qui parsèment l'isthme. Côté Mer rouge, un port ancien et important, Suez - le point d'embarquement des pélerins de Basse-Égypte se rendant à la Mecque. Côté Méditerranée, rien : on construit un port artificiel sur les dunes qui séparent la vaste lagune du lac Menzaleh de la mer ; ça reste d'ailleurs une approche difficile pour les bateaux qui ne disposent pas de navigation par satellite, tant la côte manque de points de repères. Entre les deux, le canal ne nécéssite pas d'écluse : c'est, suivant l'expression de l'époque, un bosphore artificiel. Il s'agit donc d'une vaste opération de terrassement, dans des conditions particulièrement rudes et avec un volume à extraire énorme.
Le point-clé dans l'affaire, et plus généralement dans l'histoire des chantiers, c'est : « faire » ou « faire faire ». C'est à la fois un des points forts et un des points faibles du bouquin. La compagnie fondée par Lesseps doit être l'exploitant futur du canal mais elle n'est pas une entreprise de travaux public - elle est maître d'ouvrage plutôt que maître d'œuvre. Les travaux sont initialement confiés de manière globale à un entrepreneur, Hardon. Nathalie Montel met en évidence les difficultés dans lesquelles s'empêtre le chantier faute d'un contrôle effectif des réalisations de l'entreprise Hardon par la Compagnie et montre l'importance cruciale de la mise en place par l'ingénieur des Ponts et Chaussées Voisin d'un tel contrôle. Lorsque le marché avec Hardon est finalement résilié, les travaux sont temporairement poursuivis en régie (la Compagnie devenant pour un temps maître d'œuvre) avant d'être divisés en lots et confiés à diverses entreprises, notamment Borel et Lavalley qui, à grand renfort de mécanisation, réalisent environ les trois quarts des terrassements.
Mon regret : que cette transition par la régie ne soit pas analysée de manière plus détaillée. Elle est présentée uniquement sous la forme de l'échec : par conservatisme, l'infrastructure calquée de celle des Ponts et Chaussées ne parviendrait pas à mettre en place les innovations nécessaires à la poursuite des travaux, ce qui la contraindrait à passer la main à des entrepreneurs plus aptes à cette prise de risque. Je suis prêt à la croire, mais j'aurais aimé que, pour cela, elle élimine preuve à l'appui l'hypothèse inverse : que la Compagnie, maître d'ouvrage, ne se soit mis dans la peau du maître d'œuvre que par défaut, temporairement, le temps de la liquidation de l'entreprise Hardon et du lancement de nouveaux appels d'offre. Ceux-ci terminés, la Compagnie serait naturellement retournée dans le domaine qui est le sien, celui du « faire faire ». Il peut bien sûr y avoir toute sorte de solutions intermédiaires, par exemple que Voisin, chef des travaux pour la Compagnie, ait été tenté par la réalisation directe des travaux avant de se rendre compte qu'il sortait de son domaine de compétence... Bon, Nathalie Montel sera au séminaire de Master en décembre : je lui poserai la question !
Notons par ailleurs que les passages sur la mécanisation des travaux publics, pour laquelle Suez, avec son contexte de pénurie chronique de main d'œuvre, est un terrain d'essai extraordinaire, sont passionnants ; que la réflexions sur la relation entre sciences et techniques au milieu du XIXe siècle est tout à fait stimulante (pour faire court, il n'y a pratiquement pas d'application directe des progrès scientifiques au domaine des travaux publics) ; enfin, que je partage entièrement les réserves de l'auteur sur la place faite en histoire des techniques au concept d'ingénieur !
Bref, un bon bouqin d'histoire des techniques. Glop, glop.
* * *
Référence : Nathalie Montel, Le chantier du canal de Suez (1859-1869), Une histoire des pratiques techniques, éditions In Forma/Presse de l'École nationale des Ponts et Chaussées, 1998, 381 p.
Illustrations : couverture de l'ouvrage ; plan du canal de Suez (Foncin/Colin/Fraysse, cours de géographie pour le certificat d'études primaires, Armand Colin, 1957) ; la drague à long couloir de Lavalley (d'après Montel, op. cit., p. 240.)
 


 Tous ces derniers vendredis, j'ai commencé une activité devant laquelle j'avais reculé depuis plusieurs années : le dépouillement systématique d'une série intimidante par son volume. Il s'agit de gros registres (cf. ci-contre le volume 3...) comportant, par trimestre, les copies de lettres envoyées par le ministère de la Marine en ce qui concerne la fabrication d'artillerie.
Tous ces derniers vendredis, j'ai commencé une activité devant laquelle j'avais reculé depuis plusieurs années : le dépouillement systématique d'une série intimidante par son volume. Il s'agit de gros registres (cf. ci-contre le volume 3...) comportant, par trimestre, les copies de lettres envoyées par le ministère de la Marine en ce qui concerne la fabrication d'artillerie. J'avais trouvé l'autre jour sur l'étal d'un bouquiniste où j'ai mes habitudes cet ouvrage dont l'auteur et le titre m'ont attiré l'œil : André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Paris, Armand Colin, 1940. Je ne l'ai pas lu en entier mais j'y ai repéré quelques passages intéressants.
J'avais trouvé l'autre jour sur l'étal d'un bouquiniste où j'ai mes habitudes cet ouvrage dont l'auteur et le titre m'ont attiré l'œil : André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Paris, Armand Colin, 1940. Je ne l'ai pas lu en entier mais j'y ai repéré quelques passages intéressants.


 Il apparaîtra bien sûr à ceux qui me connaisse que ce sont les lieux mentionnés dans cette lettre qui ont attiré mon attention. Texte intégral, avec mes commentaires entre crochets :
 Il apparaîtra bien sûr à ceux qui me connaisse que ce sont les lieux mentionnés dans cette lettre qui ont attiré mon attention. Texte intégral, avec mes commentaires entre crochets : Des nouvelles de mes chères études : j'ai essayé ces jours-ci de progresser sur un point précis : à quel moment commence-t-on à refondre de la fonte de fer, par exemple pour la « jeter en moule », comme le dit Gabriel Jars en 1765 : en faire des objets en fonte, du chaudron au canon de 36 en passant par la poutrelle ou le corps de pompe. Depuis le XIVème siècle, on produit le fer dans les hauts fourneaux, ce qui veut dire qu'on produit ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte, que l'on affine par la suite pour obtenir du fer. Si ce que l'on veut, ce sont des objets en fonte, on place le moule au pied du haut fourneau et on y amène la fonte lors de la coulée. C'est jusqu'au XVIIIème siècle la seule manière de faire, puisque l'on ne connait pas de moyen de faire fondre cette fonte - raison pour laquelle on ne l'appelle pas fonte mais fer coulé lorsqu'il s'agit d'objets moulé ou fer en gueuse pour le produit intermédiaire destiné aux affineries, en anglais cast iron et pig iron. Le terme de fonte est bien employé, mais c'est de fonte verte, c'est à dire de bronze, qu'il s'agit : on sait depuis la proto-histoire le faire fondre, 800° ce n'est pas l'enfer, somme toute. Parler de fonte pour un métal que l'on a fait fondre, ça n'est pas aberrant.
Des nouvelles de mes chères études : j'ai essayé ces jours-ci de progresser sur un point précis : à quel moment commence-t-on à refondre de la fonte de fer, par exemple pour la « jeter en moule », comme le dit Gabriel Jars en 1765 : en faire des objets en fonte, du chaudron au canon de 36 en passant par la poutrelle ou le corps de pompe. Depuis le XIVème siècle, on produit le fer dans les hauts fourneaux, ce qui veut dire qu'on produit ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte, que l'on affine par la suite pour obtenir du fer. Si ce que l'on veut, ce sont des objets en fonte, on place le moule au pied du haut fourneau et on y amène la fonte lors de la coulée. C'est jusqu'au XVIIIème siècle la seule manière de faire, puisque l'on ne connait pas de moyen de faire fondre cette fonte - raison pour laquelle on ne l'appelle pas fonte mais fer coulé lorsqu'il s'agit d'objets moulé ou fer en gueuse pour le produit intermédiaire destiné aux affineries, en anglais cast iron et pig iron. Le terme de fonte est bien employé, mais c'est de fonte verte, c'est à dire de bronze, qu'il s'agit : on sait depuis la proto-histoire le faire fondre, 800° ce n'est pas l'enfer, somme toute. Parler de fonte pour un métal que l'on a fait fondre, ça n'est pas aberrant. Un changement important se produit en Angleterre entre la fin XVIIème et le début XVIIIème siècle : on parvient à faire refondre du fer, en utilisant un type de four particulier que l'on utilisait alors pour le cuivre et le plomb : le four à réverbère (cf. ci-contre). Le fer que l'on refond de la sorte n'est pas du fer forgé, du fer pur, mais bien ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte : un alliage de carbone et de fer comprenant un pourcentage élevé de carbone (plus de 2% si ma mémoire est bonne), ce qui abaisse son point de fusion à 1200°. C'est donc soit des gueuses produites par le haut fourneau, soit des résidus de coulée d'objets en fonte, soit de vieux canons ou autres objets en fonte qu'on souhaite recycler. Ces techniques sont importées en France dans les années 1770 ; on commence alors à rencontrer le terme de fonderie de fer et donc de fonte de fer - puisqu'on sait la produire à l'état liquide autrement que dans une phase transitoire, à la sortie du haut-fourneau.
Un changement important se produit en Angleterre entre la fin XVIIème et le début XVIIIème siècle : on parvient à faire refondre du fer, en utilisant un type de four particulier que l'on utilisait alors pour le cuivre et le plomb : le four à réverbère (cf. ci-contre). Le fer que l'on refond de la sorte n'est pas du fer forgé, du fer pur, mais bien ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte : un alliage de carbone et de fer comprenant un pourcentage élevé de carbone (plus de 2% si ma mémoire est bonne), ce qui abaisse son point de fusion à 1200°. C'est donc soit des gueuses produites par le haut fourneau, soit des résidus de coulée d'objets en fonte, soit de vieux canons ou autres objets en fonte qu'on souhaite recycler. Ces techniques sont importées en France dans les années 1770 ; on commence alors à rencontrer le terme de fonderie de fer et donc de fonte de fer - puisqu'on sait la produire à l'état liquide autrement que dans une phase transitoire, à la sortie du haut-fourneau. C'est parfois, bien sûr, la tragédie du naufrage.
C'est parfois, bien sûr, la tragédie du naufrage. 
 Or donc, après ces préliminaires laborieux, je reviens à mon titre : Que peut-on bien faire à Nantes en 1785 avec de la farine et des poêles à charbon ? Un peu tôt pour que ce soit des Chocos BN, un peu tôt même pour le petit Lu (dont la spécialiste nous donnera sans aucun doute la date d'invention). Ajoutons à l'énigme le fait que cet établissement doit être réalisé pour l'usage de la marine royale. Mystère et boule de gomme.
Or donc, après ces préliminaires laborieux, je reviens à mon titre : Que peut-on bien faire à Nantes en 1785 avec de la farine et des poêles à charbon ? Un peu tôt pour que ce soit des Chocos BN, un peu tôt même pour le petit Lu (dont la spécialiste nous donnera sans aucun doute la date d'invention). Ajoutons à l'énigme le fait que cet établissement doit être réalisé pour l'usage de la marine royale. Mystère et boule de gomme.
 Quel rapport entre tous ces ingénieurs, et avec les Vauban et Bélidor dont je parlais
Quel rapport entre tous ces ingénieurs, et avec les Vauban et Bélidor dont je parlais  L'ingénieur est donc essentiellement un spécialiste de statique, laissant à d'autres ceux des problèmes de Galilée qui concerne cinématique et dynamique. Évidemment, il est obligé de s'intéresser aux questions d'hydraulique, par exemple : pas la peine de construire une place forte si on y meurt de soif. C'est évident dans les livres de Bélidor et sur le terrain à Neuf-Brissach et ailleurs (ci-contre, adduction d'eau à Briançon).
L'ingénieur est donc essentiellement un spécialiste de statique, laissant à d'autres ceux des problèmes de Galilée qui concerne cinématique et dynamique. Évidemment, il est obligé de s'intéresser aux questions d'hydraulique, par exemple : pas la peine de construire une place forte si on y meurt de soif. C'est évident dans les livres de Bélidor et sur le terrain à Neuf-Brissach et ailleurs (ci-contre, adduction d'eau à Briançon). Acheté tout à l'heure chez un bouquiniste cet ouvrage au titre prometteur : Le viaduc de l'Erdre. Traité pratique pour la construction des ponts métalliques en arcs, par M. Ch. Dupuy, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service de la Compagnie d'Orléans, avec le concours de M. Étienne Lauras, ingénieur civil, ancien élève de l'École centrale, sous-ingénieur à la Compagnie d'Orléans, Paris, Dunod Éditeur, 1879.
Acheté tout à l'heure chez un bouquiniste cet ouvrage au titre prometteur : Le viaduc de l'Erdre. Traité pratique pour la construction des ponts métalliques en arcs, par M. Ch. Dupuy, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service de la Compagnie d'Orléans, avec le concours de M. Étienne Lauras, ingénieur civil, ancien élève de l'École centrale, sous-ingénieur à la Compagnie d'Orléans, Paris, Dunod Éditeur, 1879. De calculs : c'est bien de celà qu'il s'agit. J'avoue avoir vaguement espéré, en achetant ce petit livre sur les quais de Seine, y trouver quelque plan d'exécution, peut-être même des gravures représentant l'ouvrage. Mais le contenu, c'est ça : des formules, des tableaux sur les valeurs à employer dans lesdites formules ; quelques rares schémas pour expliciter ces calculs (cf. une page parmi d'autres, plus illustré que la moyenne ; il s'agit de la prise en compte des contraintes de dilatation). L'amateur de joli dessins (j'en suis) est désappointé, mais pas l'historien des techniques : voici un exemple magnifique de ce qu'était devenue la science de l'ingénieur au lendemain du Second Empire.
 De calculs : c'est bien de celà qu'il s'agit. J'avoue avoir vaguement espéré, en achetant ce petit livre sur les quais de Seine, y trouver quelque plan d'exécution, peut-être même des gravures représentant l'ouvrage. Mais le contenu, c'est ça : des formules, des tableaux sur les valeurs à employer dans lesdites formules ; quelques rares schémas pour expliciter ces calculs (cf. une page parmi d'autres, plus illustré que la moyenne ; il s'agit de la prise en compte des contraintes de dilatation). L'amateur de joli dessins (j'en suis) est désappointé, mais pas l'historien des techniques : voici un exemple magnifique de ce qu'était devenue la science de l'ingénieur au lendemain du Second Empire. 