Continuons notre petit tour des avanies relatées par la correspondance du ministère de la marine, conservée dans la série B des fonds anciens de la marine aux archives nationales. J'avais commencé cette série avec du tragique, du mortel, noyades et détails navrants en prime ; mais les fortunes de mer, ça peut être aussi du contre-temps, du râlage, des bordées de juron et de la mauvaise humeur. Exemple.
Retard, ou New-York - Le Havre via Lorient et Perros-Guirec
Il apparaîtra bien sûr à ceux qui me connaisse que ce sont les lieux mentionnés dans cette lettre qui ont attiré mon attention. Texte intégral, avec mes commentaires entre crochets :
3 février.
à Monseigneur le Maréchal de Castries Ministre et Secrétaire d'Etat ayant le Departement de la marine.
[Oui, au sens strict, il n'y a pas de « ministre de la marine » dans l'ancien régime ; il y a un ministre et secrétaire d'État (c'est à dire membre à la fois du conseil du roi et du conseil des dépêches, le top) qui se trouve avoir en charge cette branche de l'administration royale.]
Monseigneur,J'ai l'honneur de prévenir votre Grandeur qu'etant arrivé de New-Yorck le dix huit de ce mois en rade du port Louis, où je mouillé le soir avec le paquebot du Roi Le Courrier de l'Europe que je commande, Monsieur Thevenard m'envoya ordre par ecrit de remettre à la voile dès le lendemain à la marée pour me rendre au havre de Grace, ordre que j'ai exécuté en appareillant le lendemain dix neuf.
[le port-Louis, c'est Port-Louis, à côté de Lorient ; le havre de Grace, c'est bien sûr le port du Havre, à l'entrée de la Seine ; un paquebot, de l'anglais packet-boat, c'est un navire rapide de taille modeste chargé du transport du courrier. On sent la joie de l'équipage à l'idée de devoir repartir à peine arrivé pour faire un tour de la Bretagne en plein hiver.]
Depuis ce temps je n'ai eu que des vents d'Est et Est nord est, qui m'ont obligés de courir des bords dans la manche, et souvent les bas ris dans les huniers ; mais un assez fort coup de vent de la même partie m'ayant pris hier au soir, au point de ne pouvoir à peine porter de voile, ma décidé à rélacher au moüillage de perros sur la coste de brétagne, dix lieües à l'Est de l'isle de bas, où je me trouvais alors.
[C'est sûr, tirer des bords dans la brise au mois de janvier, on n'a pas très envie d'y être, même si un petit bateau comme celui-là était sûrement plus doué qu'un vaisseau à trois ponts pour ce genre de sport. Le choix de la rade de Perros peut surprendre, la rade de Morlaix, très bien abritée, étant juste à côté de l'île de Batz - mais l'entrée peut en être dangereuse par gros temps, d'autant que le balisage n'était pas aussi complet qu'aujourd'hui. La rade de Perros est relativement bien abritée et très facile d'accès : il y a une logique. D'autant qu'il y a des problèmes d'équipage...]
Mon équipage qui à toujours été trés faible par la quantité de jeunes gens de quinze et seize ans qu'on m'a donnés, est dans le plus mauvais etat, il y en à huit au poste de chirurgien, les uns sont attaqué, où de la pierre, où du flux de sang, où blessés par abordage, au point de ne rendre aucun service quelconque. Je suis donc obligé de me regler en mauvais tems aux forces que je peux avoir, et ne pas faire ce que je ferais, si j'etois bien armé en matelots.
[Bah, c'est qu'il risque d'avoir des ennuis, le commandant Stouvin, à ne pas arriver là où on l'attend - alors du coup, faut bien trouver des raisons... Que huit marins malades compromettent la bonne marche du bateau confirme en tout cas que c'est d'un bateau de petite taille qu'il s'agit, à l'équipage restreint.]
Je vous prie, Monseigneur, d'être bien persuadé que dés qu'il fera le moindre tems favorable, je ne negligerai rien pour me rendre à ma destination.Je suis avec un profond respect
MonseigneurVotre tres humble et tres obeissant serviteur
Stouvins.
Ce que j'aime bien dans cette lettre c'est qu'on entend le commandant pester dans sa cagna, contre l'ordre imbécile qu'on lui a donné, contre ce temps de chien, contre cet équipage de galapians et d'éclopés et contre l'avoinée qu'il risque de se prendre de la part de sa hiérarchie. Ça ne donne pas très envie de naviguer avec le commandant Stouvin, fût-ce sur Le Courrier de l'Europe, fringuant paquebot du roi - mais le problème ne se pose pas, évidemment.
Nota : cette lettre n'est pas datée - enfin, on a le mois, mais pas l'année. De Castries est ministre de la marine de 1780 à 1787 ; le carton B3 803 contient en principe des documents postérieurs à 1786 - mais la présence consécutive de plusieurs lettres d'officier dont les noms commencent par ST fait penser à une liasse tirée des dossiers personnels et mal rangée par la suite. La jeunesse de l'équipage évoqie un temps de guerre, où l'on réserve les marins les plus expériementés (et les officiers les plus doués !) aux unités combattantes. Je hasarderais donc l'année 1783, dernière année de la guerre d'indépendance américaine, ce qui expliquerait l'importance stratégique du courrier de New-York.
Voilà les petits plaisir de l'historien : ces documents qui donnent de la chair à l'histoire qu'on étudie. On n'en a pas forcément besoin ; on les range dans un petit coin de sa mémoire et de ses fichiers. L'historien est un bricoleur comme les autres : « ça peut toujours servir. »
Des nouvelles de mes chères études : j'ai essayé ces jours-ci de progresser sur un point précis : à quel moment commence-t-on à refondre de la fonte de fer, par exemple pour la « jeter en moule », comme le dit Gabriel Jars en 1765 : en faire des objets en fonte, du chaudron au canon de 36 en passant par la poutrelle ou le corps de pompe. Depuis le XIVème siècle, on produit le fer dans les hauts fourneaux, ce qui veut dire qu'on produit ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte, que l'on affine par la suite pour obtenir du fer. Si ce que l'on veut, ce sont des objets en fonte, on place le moule au pied du haut fourneau et on y amène la fonte lors de la coulée. C'est jusqu'au XVIIIème siècle la seule manière de faire, puisque l'on ne connait pas de moyen de faire fondre cette fonte - raison pour laquelle on ne l'appelle pas fonte mais fer coulé lorsqu'il s'agit d'objets moulé ou fer en gueuse pour le produit intermédiaire destiné aux affineries, en anglais cast iron et pig iron. Le terme de fonte est bien employé, mais c'est de fonte verte, c'est à dire de bronze, qu'il s'agit : on sait depuis la proto-histoire le faire fondre, 800° ce n'est pas l'enfer, somme toute. Parler de fonte pour un métal que l'on a fait fondre, ça n'est pas aberrant.
Un changement important se produit en Angleterre entre la fin XVIIème et le début XVIIIème siècle : on parvient à faire refondre du fer, en utilisant un type de four particulier que l'on utilisait alors pour le cuivre et le plomb : le four à réverbère (cf. ci-contre). Le fer que l'on refond de la sorte n'est pas du fer forgé, du fer pur, mais bien ce que l'on appelle aujourd'hui de la fonte : un alliage de carbone et de fer comprenant un pourcentage élevé de carbone (plus de 2% si ma mémoire est bonne), ce qui abaisse son point de fusion à 1200°. C'est donc soit des gueuses produites par le haut fourneau, soit des résidus de coulée d'objets en fonte, soit de vieux canons ou autres objets en fonte qu'on souhaite recycler. Ces techniques sont importées en France dans les années 1770 ; on commence alors à rencontrer le terme de fonderie de fer et donc de fonte de fer - puisqu'on sait la produire à l'état liquide autrement que dans une phase transitoire, à la sortie du haut-fourneau.
C'est parfois, bien sûr, la tragédie du naufrage. 