13 octobre 2006

Marchand-Fashoda ou la ruée vers l'Afrique

Il y a quelques années, j'accompagnais ma belle à la British Library - qui était encore dans les murs du British Museum, ça ne date donc pas d'hier - et, n'ayant rien de particulier à y faire, je m'étais mis en tête de faire le tour de la bibliographie sur un épisode qui évoquait de vagues souvenirs de manuels scolaire : l'affaire de Fashoda. Ce que j'en savais : que s'étaient affrontées là les ambitions coloniales anglaise, dirigées sur l'axe allant du Caire au Cap, et françaises, cherchant à établir une transversale de l'Atlantique à Djibouti. Je croyais savoir que ça se passait à la fin du XIXème siècle, mais c'était à peu près tout.

Ce que j'ai lu sur la question m'a appris énormément sur ce qu'a été la conquête de l'Afrique par l'Europe à cette époque. petit résumé.

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Itinéraire principal de l'expédition Marchand, de Loango à Djibouti, d'après Marc MICHEL.

La rencontre franco-anglaise à Fashoda date de l'automne 1899, mais l'expédition était partie depuis trois ans. La ruée européenne pour le contrôle effectif de colonies en Afrique avait, elle, débuté vers 1875, en s'accélérant dans les années 1880. Depuis 1893, les Colonies ont un sous-secrétaire d'État : l'empire colonial prend corps au sein de l'administration. Et cela sans que l'on ait jamais décidé clairement quels étaient les buts et les limites de cette politique : depuis la chute du gouvernement Jules Ferry sur l'affaire du Tonkin (1885), ce sont des sujets que l'on évite. Les expéditions se décident en petit comité dans les couloirs du ministère de la Marine ou de la Guerre, plus tard des Colonies. Un « parti colonial » s'organise, mais rien à voir avec un parti politique : il s'agit plutôt d'un groupe de pression réunissant des personnalités favorable à la colonisation.

En 1893, ce groupe commence à formuler le projet d'une expédition du Congo (sur lequel la France possède des établissements depuis les voyages de Savorgnan de Brazza) vers le Nil, dans l'actuel Soudan. Ce territoire avait été sous contrôle anglo-égyptien - c'est à dire contrôlé par l'Angleterre sous la souveraineté nominale du sultan du Caire - mais ils en avaient été chassés en 1883 par un violent soulèvement combinant Islam radical et intérêts esclavagistes (les Arabes du Soudan étant alors les principaux fournisseurs de la traite négrière par la mer rouge, la seule encore prospère). Le projet français était de profiter de la situation pour s'installer sur le Nil en amont du territoire soulevé (l'État du Mahdi), de négocier si possible une alliance avec les mahdistes, et d'utiliser cette position pour renégocier avec l'Angleterre la domination de l'Égypte - voire, dans la version la plus folle du projet, de contrôler par un barrage le cours du Nil. Ce qui était hydrologiquement absurde, mais ça avait impressionné les politiciens : on raisonne sur des cartes à moitié blanches, dans l'abstrait, à grand coup de « y a qu'à » et de « faut qu'on ».

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Le projet traîne, au gré des crises politiques : on est en pleine affaire Dreyfus. Fin 1896, un capitaine d'infanterie de Marine, Marchand, parvient à convaincre le gouvernement de lui confier la mission, avec des effectifs français très limités et, dans ses bagages, une canonnière à vapeur en kit qui devra être remontée surles premiers affluents du Nil - l'affaire sera rondement menée.

Il faut en fait plus de deux ans de galère pour atteindre la petite forteresse de Fashoda. En particulier, les fameux affluents du Nil, qu'on imaginait larges et aiséments navigables, sont envahis par le Suddh, une végétation flottante qiu forme de verritables barrages - il faut pratiquement creuser un chenal tout en avançant. la région a été dévastée par les madhiste, au point que la nourriture manque... Le petit saut de puce entre bassin du Congo et bassin du Nil n'est pas si simple à franchir sur le terrain.

Cependant, le gouvernement anglais riposte : le général Kitchener commande les armées du sultan d'Égypte ; on lui adjoint des renforts anglais et il mène une guerre-éclair contre les mahdistes. La découverte de balles françaises dans le bois d'un bateau capturé lui confirme la présence des Français - dont le projet d'alliance avec la rebellion a visiblement fait long feu. Un mois plus tard, en septembre 1898, il est devant Fashoda. La tension est à son comble entre la France, où la crise politique s'accentue, et l'Angleterre, qui mobilise sa Marine...

Et finalement, la tension retombe. Le second de Marchand rentre en France avec le rapport de son chef, en descendant le Nil avec les Anglais : le trajet ne dure que deux semaines... On peut penser que cette disproportion entre le temps de trajet de l'expédition et celui-là ait fait réaliser aux politiciens l'innanité du projet ! Le gros de l'expédition rentre par Djibouti, sur les trace de la mission Bonchamps qui devaient la renforcer mais s'était lassée de l'attendre ; la frontière est tracée sur les bases de la situation antérieure. De toute cette affaire, il ne reste pas grand chose - un vague ressentiment qui sera exploité à outrance par Vichy et une confirmation de la domination française sur l'Est de l'actuelle Centrafrique.

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Mais c'est un épisode tellement caractéristique de la colonisation : une décision prise sans débat démocratique ; des projets fumeux basés sur une géographie approximative ; enfin, pas la moindre idée sur ce qu'on fera des territoires ainsi conquis : par la magie de la compétition entre puissances, la conquête devient une fin en soit.

C'est de ce genre de fonctionnement tordu qu'est née la domination territoriale des Européens sur la quasi-totalité de l'Afrique : cet épisode de 70 ans que l'on appelle la colonisation. Pendant tout le reste de cette période, on a cherché à répondre à la question qu'on ne s'était pas posée au départ : pour quoi faire. Disons-le : la décolonisation, c'est aussi un renoncement à trouver une réponse.

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Principaux ouvrages utilisés :

Marc MICHEL La mission Marchand, 1895-1899, Paris-La Haye, Mouton, 1972.

Roger Glenn BROWN, Fashoda Reconsidered, The Impact of French Domestic Politics on French Policy in Africa, 1893-1898, Baltimore, John Hopkins Press, 1970.

J'avais également lu The Race to Fashoda: Colonialism and African Resistance, de D.L. Lewis, mais j'ai mes doutes sur le sérieux de l'ouvrage. Sinon, différents textes d'époques, mais les deux titres cités ci-dessus me semble plus que suffisants pour ceux que ça peut intéresser.

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