J'avais trouvé l'autre jour sur l'étal d'un bouquiniste où j'ai mes habitudes cet ouvrage dont l'auteur et le titre m'ont attiré l'œil : André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Paris, Armand Colin, 1940. Je ne l'ai pas lu en entier mais j'y ai repéré quelques passages intéressants.
La vie d'André Siegfried coïncide exactement avec l'ère du colonialisme moderne : il est né en 1875, alors que s'accélère la conquête de l'Afrique, et meurt en 1959, alors que la plupart des colonies françaises s'apprêtent à devenir des &Eactute;tats indépendants. Il n'est donc pas surprenant qu'il partage une idée qui semble une évidence au plus grand nombre : la supériorité de la race blanche. Il n'est cependant pas un sot : il voit bien que l'ordre colonial est remis en cause, qu'il ne se maintiendra sans doute pas indéfiniment en état :
[...] et les races exotiques, réveillées par nous d'un long sommeil, comme la belle au bois dormant, revendiquent à leur tour leur indépendance.
Le « par nous » vaut bien sûr son pesant de cacahouètes ; cependant, ils ne sont pas nombreux ceux qui sont alors conscients de la réalité de cette aspiration. Voilà ce qui fait l'intérêt de l'ouvrage de Siegfried : il pense à l'intérieur du système qui fait de la supériorité de la race blanche une évidence tout en observant la montée d'une dynamique qui détruira finalement ce système : c'est le crépuscule d'une idée.
Alors du coup, il se bricole des certitudes de rechange :
La technique s'apprend : c'est avec raison que beaucoup des concurrents de l'Europe peuvent se vanter de faire marcher des machines européennes aussi bien que leurs inventeurs. Mais faire marcher les machines est peu de chose : ce qui compte, c'est de les avoir inventées, puis de les perfectionner, de les renouveler, en les adaptant aux conditions qui changent. Pareil génie de création est resté jusqu'ici le privilège de la race blanche, même de certaines section de cettte race, et il est la première condition du maintien de notre civilisation matérielle à un niveau élevé.
Il est facile de ricaner, et cependant telle était jusqu'à ces toutes dernières années l'attitude dominante de l'Occident à l'égard de la Chine : qu'ils produisent, nous, nous concevons ; si la Chine est l'ouvrier du monde, assurons-nous d'en être le cadre supérieur. Le raisonnement est le même.
Et si ce privilège de l'inventivité venait à être partagé ? Resterait la privilège ultime, celui de savoir diriger :
Les qualités de cet ordre, dans la conduite d'une affaire, sont justement celles que le public ne voit pas, et elles relèvent en un sens de la morale autant que de la technique. Que d'erreurs, par exemple, dans le jugement de l'ouvrier, sur l'importance de la fonction du patron ! Ce génie, qui est d'ordre administratif dans le sens le plus élevé du mot, relève de la plus authentique civilisation, et le déclin viendrait vite si l'on prétendait s'en passer.
Le ricanement est plus difficile à retenir ; notons toutefois que la notion de culture administrative n'est pas une illusion : le chaos dans lequel a sombré le Congo-Kinshasa après le départ précipité du colonisateur belge en est une preuve. Mais de là à en faire un privilège de la « race blanche », il y a loin...
Mais voilà : nous nous sommes débarassés de ce concept encombrant - tournant majeur, extrêmement rapide, qui nous est encore trop proche pour que nous soyons capables d'en faire l'histoire. Dans un monde dont il prévoit les mutations, Siegfried tente de trouver des raisons au maintien de cette « suprématie » qui lui semble un fait incontestable - faute de quoi, conclut-il dans les dernières lignes de l'ouvrage, le déclin universel est assuré :
S'il devait en être autrement dans l'avenir, c'est que les solutions d'intérêt général, inspirées de la grande politique romaine, auraient fait place, dans le monde, à un morcellement auquel la civilisation ne survivrait qu'avec peine.
Addendum : la rédaction de cette note ayant duré plus longtemps que prévu, j'ai trouvé dans le Monde daté de mardi un article fort intéressant sur le lancement du dernier porte-conteneurs géant de la CMA-CGM, qui annonce les lancement futurs des super-porte-conteneurs de 11.000 EVP (équivalent vingt pieds : un conteneur de la taille d'un semi-remorque compte pour deux EVP). Ces bateaux sont conçus et fabriqués par Hyundai, en Corée ; ils rendent par ailleurs totalement obsolètes les deux canaux transocéaniques dont Siegfried faisait les pivots du commerce mondial.
Quant à l'écroulement de la civilisation, on l'attend toujours.