29 septembre 2006

Siegfried, ou le crépuscule d'une idée

J'avais trouvé l'autre jour sur l'étal d'un bouquiniste où j'ai mes habitudes cet ouvrage dont l'auteur et le titre m'ont attiré l'œil : André Siegfried, Suez, Panama et les routes maritimes mondiales, Paris, Armand Colin, 1940. Je ne l'ai pas lu en entier mais j'y ai repéré quelques passages intéressants.

La vie d'André Siegfried coïncide exactement avec l'ère du colonialisme moderne : il est né en 1875, alors que s'accélère la conquête de l'Afrique, et meurt en 1959, alors que la plupart des colonies françaises s'apprêtent à devenir des &Eactute;tats indépendants. Il n'est donc pas surprenant qu'il partage une idée qui semble une évidence au plus grand nombre : la supériorité de la race blanche. Il n'est cependant pas un sot : il voit bien que l'ordre colonial est remis en cause, qu'il ne se maintiendra sans doute pas indéfiniment en état :

[...] et les races exotiques, réveillées par nous d'un long sommeil, comme la belle au bois dormant, revendiquent à leur tour leur indépendance.

Le « par nous » vaut bien sûr son pesant de cacahouètes ; cependant, ils ne sont pas nombreux ceux qui sont alors conscients de la réalité de cette aspiration. Voilà ce qui fait l'intérêt de l'ouvrage de Siegfried : il pense à l'intérieur du système qui fait de la supériorité de la race blanche une évidence tout en observant la montée d'une dynamique qui détruira finalement ce système : c'est le crépuscule d'une idée.

Alors du coup, il se bricole des certitudes de rechange :

La technique s'apprend : c'est avec raison que beaucoup des concurrents de l'Europe peuvent se vanter de faire marcher des machines européennes aussi bien que leurs inventeurs. Mais faire marcher les machines est peu de chose : ce qui compte, c'est de les avoir inventées, puis de les perfectionner, de les renouveler, en les adaptant aux conditions qui changent. Pareil génie de création est resté jusqu'ici le privilège de la race blanche, même de certaines section de cettte race, et il est la première condition du maintien de notre civilisation matérielle à un niveau élevé.

Il est facile de ricaner, et cependant telle était jusqu'à ces toutes dernières années l'attitude dominante de l'Occident à l'égard de la Chine : qu'ils produisent, nous, nous concevons ; si la Chine est l'ouvrier du monde, assurons-nous d'en être le cadre supérieur. Le raisonnement est le même.

Et si ce privilège de l'inventivité venait à être partagé ? Resterait la privilège ultime, celui de savoir diriger :

Les qualités de cet ordre, dans la conduite d'une affaire, sont justement celles que le public ne voit pas, et elles relèvent en un sens de la morale autant que de la technique. Que d'erreurs, par exemple, dans le jugement de l'ouvrier, sur l'importance de la fonction du patron ! Ce génie, qui est d'ordre administratif dans le sens le plus élevé du mot, relève de la plus authentique civilisation, et le déclin viendrait vite si l'on prétendait s'en passer.

Le ricanement est plus difficile à retenir ; notons toutefois que la notion de culture administrative n'est pas une illusion : le chaos dans lequel a sombré le Congo-Kinshasa après le départ précipité du colonisateur belge en est une preuve. Mais de là à en faire un privilège de la « race blanche », il y a loin...

Mais voilà : nous nous sommes débarassés de ce concept encombrant - tournant majeur, extrêmement rapide, qui nous est encore trop proche pour que nous soyons capables d'en faire l'histoire. Dans un monde dont il prévoit les mutations, Siegfried tente de trouver des raisons au maintien de cette « suprématie » qui lui semble un fait incontestable - faute de quoi, conclut-il dans les dernières lignes de l'ouvrage, le déclin universel est assuré :

S'il devait en être autrement dans l'avenir, c'est que les solutions d'intérêt général, inspirées de la grande politique romaine, auraient fait place, dans le monde, à un morcellement auquel la civilisation ne survivrait qu'avec peine.

Addendum : la rédaction de cette note ayant duré plus longtemps que prévu, j'ai trouvé dans le Monde daté de mardi un article fort intéressant sur le lancement du dernier porte-conteneurs géant de la CMA-CGM, qui annonce les lancement futurs des super-porte-conteneurs de 11.000 EVP (équivalent vingt pieds : un conteneur de la taille d'un semi-remorque compte pour deux EVP). Ces bateaux sont conçus et fabriqués par Hyundai, en Corée ; ils rendent par ailleurs totalement obsolètes les deux canaux transocéaniques dont Siegfried faisait les pivots du commerce mondial.

Quant à l'écroulement de la civilisation, on l'attend toujours.

22 septembre 2006

Technique/technologie

Je reçois, tous les trois mois environ, mon numéro de la revue Technology and Culture, publié par la Society for the History of Technology - la principale publication internationale (bien que principalement américaine, il faut le reconnaître) dans le domaine de l'histoire des technique.

Mais alors, histoire des techniques ou History of Technology ? Faudrait voir à se mettre d'accord, me direz-vous. Et précisément, dans la livraison que j'ai reçue lundi matin se trouvent plusieurs articles sur la sémantique du mot technology ; en particulier, un article d'Eric Schatzberg intitulé « Technik comes to America, Changing Meanings of Technology before 1930 » (T&C, vol. 47, n°3, juillet 2006, pp. 486-512). Il se propose justement d'expliquer la fracture entre l'anglais et les autres langues européenne sur le mot « technologie » - celui-ci s'étant pratiquement substitué, en anglais, au terme de « technique » dès les années 1930. Article très intéressant ; pour ceux qui n'ont pas le courage de le lire, voilà un résumé aproximatif.

De Technik à technology

Le terme « technologie » est d'invention allemande, employé pour la première fois par Johann Beckmann, professeur à la vénérable université de Göttingen, qui publie en 1777 un Anleitung zur Technologie (Introduction à la technologie) ; il désigne la science qui se consacre à l'étude des procédés techniques, de la même manière que la minéralogie est la science qui étudie les minéraux. C'est le sens qu'il garde pendant tout le XIXe siècle : c'est par exemple ainsi qu'il faut comprendre le nom du Massachusetts Institute of Technology, fondé en 1861. C'est un terme rare, même si quelques ouvrages se qualifient eux-même de « technologies » : ce sont des panoramas généraux de ce que l'on appelle alors les arts industriels, à l'attention du fameux grand public cultivé plus que des praticiens.

D'après Schnatzberg, le transfert de sens s'opère dans les premières années du XXe siècle et prend sa source non pas dans le concept de technologie tel que l'employait Beckman mais dans la pensée allemande du Technik à la toute fin du XIXe siècle, où il s'agit non pas d'étudier de loin les procédés de fabrication mais d'exprimer une logique propre au progès industriel, incarnée dans la culture de l'ingénierie. Le gallicisme technique n'étant pas approprié (l'anglais le réservant au geste de l'artiste), les auteurs qui en économie politique poursuivent la réflexion sur le Technik en viennent, faute de mieux, à se réapproprier le terme de technology : c'est le cas notamment d'un penseur post-marxiste imprégné de darwinisme social, Thorstein Veblen, qui veut voir dans la technology un élan instinctif et positif de l'humanité, susceptible cependant d'être détourné par ce qu'il nomme les institutions pécuniaires pour former le capitalisme.

Le terme est repris par ses successeurs, qui abandonnent la critique marxiste du capitalisme industriel et font du mot technology un synonyme du progrès technique, de l'avancée de la domination humaine sur le monde matériel.

Et nous, alors ?

L'artice ne s'intéresse pas aux évolutions ultérieures du mot, encore moins à la tension qui s'exerce sur le terme « technologie » dans les autres langues, et par exemple en Français. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire : l'opposition entre les mots « technique » et « technologie » est au cœur de la réflexion sur les faits techniques qui se développe en France dans les années 60 et 70 - c'est même le titre d'un recueil de textes édité par Jacques Guillerme en 1973. La période est, il est vrai, marquée par le linguistic turn et le srtucturalisme : on aime échaffauder sa pensée sur des sortes de paires critiques, lexique/syntaxe, métaphore/métonymie, bricoleur/ingénieur (j'en reparlerai, de celle-là)... et, donc, technique/technologie, pour ceux qui daignent s'intéresser à ces sujets.

Dans ce cas, et contrairement à ce qu'on a observé dans la langue anglaise, le sens du mot « technologie » est rigoureusement cantonné à celui d'un discours de type scientifique sur les procédés techniques. L'influence immédiate et déterminante d'une telle technologie sur l'amélioration des procédés techniques semblent avoir été considéré comme allant de soi, ce qui ne me semble pas si évident. Du coup, les écueils sont nombreux : gradisme assez primaire qui verrait une ère technologique de la science appliquée à la productionse remplacer une ère technique de la routine ignorante ; déterminisme à l'emporte-pièce pour qui la naissance d'un discours technologique engendre, presque automatiquement, l'ère industrielle - l'introduction de Technique et technologie de Jacques Guillerme manque singulièrement de prudence sur ces deux fronts. Finalement, en prenant comme point de départ l'opposition technique/technologie, on risque fort, comme à l'auberge espagnole, de manger ce qu'on avait amené : le lien organique que postule l'acception que l'on a dite du mot « technologie » entre savoir savant et changement technique. Lien qui mériterait plus ample discussion.

Technologie, technologies

Et cependant, la langue a évolué. En français comme en anglais, le terme a évolué : pour la grande majorité des gens, le terme de technologie ne désigne plus un discours ou un savoir sur la technique mais un ensemble cohérent de dispositifs techniques. L'évolution n'est pas inhabituelle, voyez psychologie. L'usage est même parfaitement officiel ; il n'y a pas si longtemps que, dans ma profession, le ministère nous bassinait sur les « nouvelles technologies de l'information et de la communication » - le top, c'était d'être chargé de mission NTIC, très bien sur les cartes de visites. Jusqu'à ce qu'on se rende compte que ça n'avait plus grand chose de nouveau.

On peut bien sûr rejeter cette acception de technologie comme un anglicisme - ce qu'elle est en partie. Reste qu'en misant gros sur l'opposition lexicale technique/technologie, les historiens et penseurs des techniques francophones prennent un risque, croissant : celui de n'être compris ni de leurs contemporains, ni de leurs collègues étrangers. Ou de consacrer, à justifier leur emploi du terme, un temps qui pourrait sans doute être mieux employé.

21 septembre 2006

Périodicité

À partir de demain, je m'imposerai d'ajouter une entrée à ce blog tous les vendredi - puisque le vendredi, c'est le jour où je suis historien.

Pour dire quoi ? Des notes de lectures, des réflexions, des pistes de travail... Comme d'habitude, quoi. Vos réactions seront bien sûr les bienvenues.