Il est bien temps de ranimer la rubrique historique de ce weblog, qui fort naturellement s'était mise en veille pendant que mes études d'histoire prenaient une année sabatique. Mais... fini de rire, j'ai maintenant en poche la carte d'étudiant qui témoigne de mon inscription en M1 ; je me replonge dans mes sources dont je dresse, enfin, un inventaire analytique ; bref, les affaires reprennent.
On discutait récemment du côté de chez Zid sur le poids que prennent, dans le travail de l'historien, les histoires de vies, les personnages du passé qui surgissent de la documentation pour nous faire un petit coucou.
Il fut un temps, pourtant, pas si ancien, où tenaient le haut du pavé les historiens quantitativistes, pour lesquels l'anecdotique était à banir ; au fronton, sévère, de leur construction historique, se lisait, en lettres d'or : Que nul n'entre ici s'il n'est série statistique ! Cette époque semble maintenant derrière nous et l'historien hausse maintenant le sourcil quand retentissent les imprécations d'un Pierre Chaunu. On a retrouvé le goût du détail lumineux, des indices qui en disent long - avec Carlo Ginzburg et ses collègues italiens bien sûr, mais aussi avec des gens comme Paul Veyne, ce qui prouve qu'il ne s'agit pas que d'une question de génération. Ces détails, ce sont souvent des histoires de vie, ou de fragments de vie, telle qu'ont peut parfois les entrevoir dans notre documentation. En dehors du caractère émotionnel de ces rencontres, elles nous en disent souvent d'avantage sur les sociétés anciennes que d'arides statistiques basées sur des séries forcément problématiques avant 1800.
Un petit exemple tiré de mes recherches en cours, qui concernent une usine sidérurgique à la fin du XVIIIe siècle. Je dispose d'un document exceptionnel, la liste complète du personnel de l'usine, soit environ 170 personnes. La plupart d'entre elles sont des hommes, à quelque rare exceptions près, dont celle-ci, qui m'avait intriguée :
Voilà donc deux femmes d'une trentaine d'années, employées à une profession qu'au premier abord je ne comprenais pas - elles sont d'ailleurs les seules à l'exercer. Finalement, d'autres documents m'ont permis de mieux comprendre ce dont il s'agit : la braque et le fraisil sont des impuretés du charbon de bois (utilisé en grande quantité dans les hauts-fourneaux de l'époque), produites par la carbonisation avec le bois d'un certain type de champignons. Elles peuvent être gênantes dans le haut-fourneau et est par contre très utiles pour d'autres usages, notamment pour le moulage. La mission de Marguerite Mésnard et de Madelaine Chanbeau est donc de fouiller dans le tas de charbon pour en retirer un certain type de charbon. L'activité est peu plaisante ; de plus, dans la mesure où aucun traité technique que je connaisse ne la mentionne, elle n'est sans doute pas indispensable au bon fonctionnement de l'entreprise.
Compte tenu de leur âge, j'ai donc supposé qu'il s'agissait de veuves, probablement d'ouvriers de la fonderie, et qu'on leur a donné ce travail pour leur permettre d'avoir un petit revenu. D'ailleurs, je pense avoir trouvé trace du remariage de Marguerite Mésnard dans l'état-civil de la commune ; elle y est donné comme veuve son mari,veuf lui aussi, appartient à'une famille qui a plusieurs membres dans le personnel de la fonderie.
Que m'apprend Marguerite Mésnard ? Que la sidérurgie à l'ère pré-industrielle est un monde rude, où l'on meurt jeune, de maladie ou d'accident ; que, toutefois, la solidarité existe au sein de ce tout petit monde industriel (on est loin des millers d'ouvriers des grandes usines du siècle suivant) : on ne laisse pas tomber la veuve d'un ouvrier décédé. Et puis, elle me fait un petit clin d'œil au travers des siècles et des documents administratifs qui constituent nos sources, pour me rappeler que l'histoire est la somme de toutes ces vies individuelles qui se sont succédé, parfois avec éclat, parfois avec la plus grande discrétion.
L'histoire, c'est toujours des histoires de vies.