Acheté tout à l'heure chez un bouquiniste cet ouvrage au titre prometteur : Le viaduc de l'Erdre. Traité pratique pour la construction des ponts métalliques en arcs, par M. Ch. Dupuy, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service de la Compagnie d'Orléans, avec le concours de M. Étienne Lauras, ingénieur civil, ancien élève de l'École centrale, sous-ingénieur à la Compagnie d'Orléans, Paris, Dunod Éditeur, 1879.
Notez bien la date : 1879, trois ans avant le début des travaux du viaduc de Garabit par Gustave Eiffel. On a retenu l'ouvrage monumental de celui qui incarne l'ingénieur-héros de la fin du XIXème siècle plutôt que les obscurs calculs de MM. Dupuy et Lauras. Il est vrai que le viaduc de l'Erdre est nettement plus modeste - la travée centrale en arc mesure 95m, contre 165m à Garabit (sur 564m en tout) ; elle est à une vingtaine de mètre au dessus de l'eau, ce qui est là aussi beaucoup moins spectaculaire que les montagnes cantaloupes. Le viaduc de l'Erdre n'est d'ailleurs sûrement pas le premier du genre - après tout, on a construit un viaduc en arc sur la Severn, en poutrelles de fonte et non de fer, exactement un siècle plus tôt. Les auteurs n'ont d'ailleurs pas cette prétention, seulement celle de publier les calculs qu'ils avaient employés afin que leurs successeurs puissent profiter de cette expérience.
De calculs : c'est bien de celà qu'il s'agit. J'avoue avoir vaguement espéré, en achetant ce petit livre sur les quais de Seine, y trouver quelque plan d'exécution, peut-être même des gravures représentant l'ouvrage. Mais le contenu, c'est ça : des formules, des tableaux sur les valeurs à employer dans lesdites formules ; quelques rares schémas pour expliciter ces calculs (cf. une page parmi d'autres, plus illustré que la moyenne ; il s'agit de la prise en compte des contraintes de dilatation). L'amateur de joli dessins (j'en suis) est désappointé, mais pas l'historien des techniques : voici un exemple magnifique de ce qu'était devenue la science de l'ingénieur au lendemain du Second Empire.
Cette science, on l'avait vue naître avec Bernard Forest de Bélidor dans les années 1720 (cf Langins, Conserving the Enlightenment, chapitre 9), qui entendait fixer des règles de calcul pour la construction des fortifications. « Les structures, disait-il, doivent tirer leur solidité des règles de l'art plutôt que de l'abondance des matériaux. » Elle est maintenant en pleine possession de ses moyens, au point de se sentir capable de prévoir exactement le comportement d'un ouvrage d'un type nouveau. Le matériau est il est vrai propice au calcul, avec ses poutrelles qui travaillent uniquement dans le sens de la longueur - au point qu'on peut se demander si le succès des structures « eiffelliennes » ne vient pas avant tout de leur adaptation aux moyens de calculs des ingénieurs.
La science pour l'ingénieur est donc une science du calcul et de la prévision . Mais elle est, aussi, une science expérimentale : ce chantier est un banc d'essai, où les mesures prises viennent confirmer les calculs a priori. Et, bien entendu,
Quelle que soit sur ce point l'opinion des constructeurs, nous croyons que la discussion à laquelle nous nous sommes livré montre bien le degré de confiance que doivent inspirer la travée en arc. Il est certain que l'étude des projets ne présente aucune difficulté, et que les résultats auxquels conduisent les calculs sont des maximums qui, dans la pratique, ne seront jamais atteints.Dupuy et Lauras, op. cit., p.78.
Le pont de l'Erdre a beau être un peu oublié, si tant est qu'il existe toujours (y a-t-il des Nantais dans la salle ? Il doit s'agir du pont de la Jonelière, juste à gauche du pont routier de la Beaujeoire en allant vers la Chapelle-sur-Erdre) - mais il représente un exemple de l'ingénierie triomphante du XIXème siècle tardif. Ça n'est pas rien, tout de même !
[ NdA, 30 janvier : une gentille lectrice de Nantes confirme qu'il s'agit bien du pont de la Jonelière mais qu'il a été détruit par les Allemands en 1944 et reconstruit en béton en 1948. Cf. Son commentaire ci-dessous. ]