29 janvier 2006

Ponts et chaussées

Acheté tout à l'heure chez un bouquiniste cet ouvrage au titre prometteur : Le viaduc de l'Erdre. Traité pratique pour la construction des ponts métalliques en arcs, par M. Ch. Dupuy, ingénieur en chef des ponts et chaussées chargé du service de la Compagnie d'Orléans, avec le concours de M. Étienne Lauras, ingénieur civil, ancien élève de l'École centrale, sous-ingénieur à la Compagnie d'Orléans, Paris, Dunod Éditeur, 1879.

Notez bien la date : 1879, trois ans avant le début des travaux du viaduc de Garabit par Gustave Eiffel. On a retenu l'ouvrage monumental de celui qui incarne l'ingénieur-héros de la fin du XIXème siècle plutôt que les obscurs calculs de MM. Dupuy et Lauras. Il est vrai que le viaduc de l'Erdre est nettement plus modeste - la travée centrale en arc mesure 95m, contre 165m à Garabit (sur 564m en tout) ; elle est à une vingtaine de mètre au dessus de l'eau, ce qui est là aussi beaucoup moins spectaculaire que les montagnes cantaloupes. Le viaduc de l'Erdre n'est d'ailleurs sûrement pas le premier du genre - après tout, on a construit un viaduc en arc sur la Severn, en poutrelles de fonte et non de fer, exactement un siècle plus tôt. Les auteurs n'ont d'ailleurs pas cette prétention, seulement celle de publier les calculs qu'ils avaient employés afin que leurs successeurs puissent profiter de cette expérience.

De calculs : c'est bien de celà qu'il s'agit. J'avoue avoir vaguement espéré, en achetant ce petit livre sur les quais de Seine, y trouver quelque plan d'exécution, peut-être même des gravures représentant l'ouvrage. Mais le contenu, c'est ça : des formules, des tableaux sur les valeurs à employer dans lesdites formules ; quelques rares schémas pour expliciter ces calculs (cf. une page parmi d'autres, plus illustré que la moyenne ; il s'agit de la prise en compte des contraintes de dilatation). L'amateur de joli dessins (j'en suis) est désappointé, mais pas l'historien des techniques : voici un exemple magnifique de ce qu'était devenue la science de l'ingénieur au lendemain du Second Empire.

Cette science, on l'avait vue naître avec Bernard Forest de Bélidor dans les années 1720 (cf Langins, Conserving the Enlightenment, chapitre 9), qui entendait fixer des règles de calcul pour la construction des fortifications. « Les structures, disait-il, doivent tirer leur solidité des règles de l'art plutôt que de l'abondance des matériaux. » Elle est maintenant en pleine possession de ses moyens, au point de se sentir capable de prévoir exactement le comportement d'un ouvrage d'un type nouveau. Le matériau est il est vrai propice au calcul, avec ses poutrelles qui travaillent uniquement dans le sens de la longueur - au point qu'on peut se demander si le succès des structures « eiffelliennes » ne vient pas avant tout de leur adaptation aux moyens de calculs des ingénieurs.

La science pour l'ingénieur est donc une science du calcul et de la prévision . Mais elle est, aussi, une science expérimentale : ce chantier est un banc d'essai, où les mesures prises viennent confirmer les calculs a priori. Et, bien entendu,

Quelle que soit sur ce point l'opinion des constructeurs, nous croyons que la discussion à laquelle nous nous sommes livré montre bien le degré de confiance que doivent inspirer la travée en arc. Il est certain que l'étude des projets ne présente aucune difficulté, et que les résultats auxquels conduisent les calculs sont des maximums qui, dans la pratique, ne seront jamais atteints.

Dupuy et Lauras, op. cit., p.78.

Le pont de l'Erdre a beau être un peu oublié, si tant est qu'il existe toujours (y a-t-il des Nantais dans la salle ? Il doit s'agir du pont de la Jonelière, juste à gauche du pont routier de la Beaujeoire en allant vers la Chapelle-sur-Erdre) - mais il représente un exemple de l'ingénierie triomphante du XIXème siècle tardif. Ça n'est pas rien, tout de même !

[ NdA, 30 janvier : une gentille lectrice de Nantes confirme qu'il s'agit bien du pont de la Jonelière mais qu'il a été détruit par les Allemands en 1944 et reconstruit en béton en 1948. Cf. Son commentaire ci-dessous. ]

Deux livres intéressants

Tombé par hasard en bibliothèque sur deux livres intéressantes :

Janis Langins, Conserving the Enlightment, French Military Engineering from Vauban to the Revolution, MIT Press, 2004, 532pp.
Le titre est une réponse à Ken Alder, Engineering the French Revolution, qui prétendait trouver une qualité intrinsèquement révolutionnaire à l'émergence de la figure de l'ingénieur dans le France du XVIIIème siècle. Janis Langins part d'un sujet qu'il connait bien : la controverse entre le corps du génie et le marquis de Montalembert sur les idées de ce dernier en matière de fortification. Il organise autour de cet épisode une histoire de la pensée de l'ingénierie militaire et du corps du génie ; il montre l'émergence dans ce contexte du concept de science pour l'ingénieur. Celle-ci reste cependant une science pratique dont l'objectif essentiel, la solidité et la sécurité des structures construites, incite à la continuation des méthodes éprouvées.
J'avoue n'être pas sûr que le bouquin d'Alder, certes intéressant (et parfois horripilant, il faut le dire), mérite de polariser le débat à ce point - en tout état de cause, nous voilà avec une histoire récente et bien tenue du génie au XVIIIème siècle, tant au niveau de l'organisation des ingénieurs militaires que de la réflexion scientifique et de la mentalité d'un corps technique. De plus, les travaux de Langins sur la controverse de la fortification perpendiculaire, entrepris depuis des années, méritaient amplement d'être publiés en livre. Bon, une ou deux boulettes sur les activités métallurgiques de Montalembert, mais finalement moins que dans la déplorable bio dudit publiée l'an dernier par un érudit local.
Chris Evans et Göran Rydén (éds.), The Industrial Revolution in Iron, The Impact of British Coal Technology in Nineteenth-Century Europe, Ashgate, 2005, 200pp
Les recueils d'articles de ce type sont parfois passables, d'autre fois médiocres (le syndrôme du publish or perish) mais il arrive aussi qu'ils fassent plus avancer la réflexion qu'une brique d'un auteur unique. C'est le cas de celui-ci, édité par deux éminents représentants d'une nouvelle génération d'historiens des techniques - j'avais entendu Chris Evans lors de la conférence sur l'acier au CNAM, c'était brillant. Il ira loin, ce petit gars. Enfin, plutôt grand, en fait.
Qu'est-ce qu'ils disent, collectivement ? Que si, comme l'on sait, les changements techniques apparus en Grande-Bretagne pour la production du fer ont eu une influence fondamentale sur l'industrie européenne, cette influence a une histoire - elle n'est pas immédiate, elle n'est pas complète, elle ne va pas de soi. Il n'y a pas une "révolution technique" qui du jour au lendemain renvoie les ancien procédés au rang de survivances, mais plutôt des apports variables suivant les régions considérées en fonction des cultures techniques locales. Ça semble évident, mais ça n'a pas été étudié tant que ça. Ce qui a intéressé la première génération d'historiens des techniques français, ceux des années 50-60, c'est l'apparition du système technique qui triomphait alors avec la création de la CECA et les pics de production des trente glorieuses. Ce livre montre combien l'histoire est plus subtile, et combien il reste d'espaces à explorer si l'on veut bien se détourner de l'"idole des origines" (pour user d'une de ces formules de Marc Bloch qu'on ne médite jamais assez).
Bref : avec ces pistes de recherche, nous voilà avec du boulot pour vingt ans. Eh bien, allons-y !

Bon, pas tout ça, mais les recherches du Plume, entreprises elles aussi depuis des années, elles méritent d'être rédigées, elles aussi !

27 janvier 2006

Installation

Vous trouverez ici même les entrées de ce qui fût ma rubrique histoire de dire sur 20six. J'ai recopié les entrées telles quelles, à une ou deux typos près ; il y a quelques entrées où j'ai craqué et rajouté de petites notes entre crochets.

À suivre, bien entendu.

18 janvier 2006

Apologie pour l'histoire

Sans doute le seul livre d'historien sur la pratique de l'histoire que je relis en permanence par petits bouts : Apologie pour l'histoire ou métier d'historien de Marc Bloch - incontestablement le fondateur de la science historique telle que nous la pratiquons aujourd'hui. L'ouvrage est inachevé, l'auteur, résistant, ayant été au nombre des victimes de Klaus Barbie ; il a été publié par son ami Lucien Fèbvre en 1949.

C'est un bouquin prodigieux - tout y est, ou presque, au point qu'on pourrait tout citer par petits bouts. Tiens, sur la question du vocabulaire, déjà évoquée ici il me semble, et si prégnante en histoire des techniques (quels mots utiliser, ceux de nos sources ou les nôtres ? et comment ne pas lire les mots de nos sources comme s'ils étaient les nôtres ?), une phrase :
Car, au grand désespoir des historiens, les hommes n'ont pas coutume, chaque fois qu'ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire.
Je m'arrête là ; citer Marc Bloch, c'est comme manger des pistaches, un fois qu'on commence, on ne peut pas s'arrêter.