Je reçois, tous les trois mois environ, mon numéro de la revue Technology and Culture, publié par la Society for the History of Technology - la principale publication internationale (bien que principalement américaine, il faut le reconnaître) dans le domaine de l'histoire des technique.
Mais alors, histoire des techniques ou History of Technology ? Faudrait voir à se mettre d'accord, me direz-vous. Et précisément, dans la livraison que j'ai reçue lundi matin se trouvent plusieurs articles sur la sémantique du mot technology ; en particulier, un article d'Eric Schatzberg intitulé « Technik comes to America, Changing Meanings of Technology before 1930 » (T&C, vol. 47, n°3, juillet 2006, pp. 486-512). Il se propose justement d'expliquer la fracture entre l'anglais et les autres langues européenne sur le mot « technologie » - celui-ci s'étant pratiquement substitué, en anglais, au terme de « technique » dès les années 1930. Article très intéressant ; pour ceux qui n'ont pas le courage de le lire, voilà un résumé aproximatif.
De Technik à technology
Le terme « technologie » est d'invention allemande, employé pour la première fois par Johann Beckmann, professeur à la vénérable université de Göttingen, qui publie en 1777 un Anleitung zur Technologie (Introduction à la technologie) ; il désigne la science qui se consacre à l'étude des procédés techniques, de la même manière que la minéralogie est la science qui étudie les minéraux. C'est le sens qu'il garde pendant tout le XIXe siècle : c'est par exemple ainsi qu'il faut comprendre le nom du Massachusetts Institute of Technology, fondé en 1861. C'est un terme rare, même si quelques ouvrages se qualifient eux-même de « technologies » : ce sont des panoramas généraux de ce que l'on appelle alors les arts industriels, à l'attention du fameux grand public cultivé plus que des praticiens.
D'après Schnatzberg, le transfert de sens s'opère dans les premières années du XXe siècle et prend sa source non pas dans le concept de technologie tel que l'employait Beckman mais dans la pensée allemande du Technik à la toute fin du XIXe siècle, où il s'agit non pas d'étudier de loin les procédés de fabrication mais d'exprimer une logique propre au progès industriel, incarnée dans la culture de l'ingénierie. Le gallicisme technique n'étant pas approprié (l'anglais le réservant au geste de l'artiste), les auteurs qui en économie politique poursuivent la réflexion sur le Technik en viennent, faute de mieux, à se réapproprier le terme de technology : c'est le cas notamment d'un penseur post-marxiste imprégné de darwinisme social, Thorstein Veblen, qui veut voir dans la technology un élan instinctif et positif de l'humanité, susceptible cependant d'être détourné par ce qu'il nomme les institutions pécuniaires pour former le capitalisme.
Le terme est repris par ses successeurs, qui abandonnent la critique marxiste du capitalisme industriel et font du mot technology un synonyme du progrès technique, de l'avancée de la domination humaine sur le monde matériel.
Et nous, alors ?
L'artice ne s'intéresse pas aux évolutions ultérieures du mot, encore moins à la tension qui s'exerce sur le terme « technologie » dans les autres langues, et par exemple en Français. Pourtant, il y aurait beaucoup à dire : l'opposition entre les mots « technique » et « technologie » est au cœur de la réflexion sur les faits techniques qui se développe en France dans les années 60 et 70 - c'est même le titre d'un recueil de textes édité par Jacques Guillerme en 1973. La période est, il est vrai, marquée par le linguistic turn et le srtucturalisme : on aime échaffauder sa pensée sur des sortes de paires critiques, lexique/syntaxe, métaphore/métonymie, bricoleur/ingénieur (j'en reparlerai, de celle-là)... et, donc, technique/technologie, pour ceux qui daignent s'intéresser à ces sujets.
Dans ce cas, et contrairement à ce qu'on a observé dans la langue anglaise, le sens du mot « technologie » est rigoureusement cantonné à celui d'un discours de type scientifique sur les procédés techniques. L'influence immédiate et déterminante d'une telle technologie sur l'amélioration des procédés techniques semblent avoir été considéré comme allant de soi, ce qui ne me semble pas si évident. Du coup, les écueils sont nombreux : gradisme assez primaire qui verrait une ère technologique de la science appliquée à la productionse remplacer une ère technique de la routine ignorante ; déterminisme à l'emporte-pièce pour qui la naissance d'un discours technologique engendre, presque automatiquement, l'ère industrielle - l'introduction de Technique et technologie de Jacques Guillerme manque singulièrement de prudence sur ces deux fronts. Finalement, en prenant comme point de départ l'opposition technique/technologie, on risque fort, comme à l'auberge espagnole, de manger ce qu'on avait amené : le lien organique que postule l'acception que l'on a dite du mot « technologie » entre savoir savant et changement technique. Lien qui mériterait plus ample discussion.
Technologie, technologies
Et cependant, la langue a évolué. En français comme en anglais, le terme a évolué : pour la grande majorité des gens, le terme de technologie ne désigne plus un discours ou un savoir sur la technique mais un ensemble cohérent de dispositifs techniques. L'évolution n'est pas inhabituelle, voyez psychologie. L'usage est même parfaitement officiel ; il n'y a pas si longtemps que, dans ma profession, le ministère nous bassinait sur les « nouvelles technologies de l'information et de la communication » - le top, c'était d'être chargé de mission NTIC, très bien sur les cartes de visites. Jusqu'à ce qu'on se rende compte que ça n'avait plus grand chose de nouveau.
On peut bien sûr rejeter cette acception de technologie comme un anglicisme - ce qu'elle est en partie. Reste qu'en misant gros sur l'opposition lexicale technique/technologie, les historiens et penseurs des techniques francophones prennent un risque, croissant : celui de n'être compris ni de leurs contemporains, ni de leurs collègues étrangers. Ou de consacrer, à justifier leur emploi du terme, un temps qui pourrait sans doute être mieux employé.
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