Comme bien l'on sait, j'ai suivant les jours sur la tête une casquette d'administrateur de réseaux informatiques ou une casquette d'étudiant en histoire. Même si je me suis spécialisé en histoire des techniques, ce n'est pas si souvent que les deux peuvent coïncider. Et pourtant...
Et pourtant, dans les séminaires, colloques et publications d'histoire des techniques, en particulier en France, on parle sans arrêt d'ingénieurs ; d'un autre côté, je dépouille des réponses à appel d'offre où l'on me chiffre le coût de la journée d'ingénieur - moins cher qu'un chef de projet ou un consultant, mais plus qu'un technicien. Au demeurant, sur ma feuille de paye, il y a marqué « ingénieur d'études, » c'est dire s'il y a de l'ingénieur là-dedans.
Quel rapport entre tous ces ingénieurs, et avec les Vauban et Bélidor dont je parlais ici ou là ?
J'avoue ne pas avoir de réponse à cette question. Et j'ajoute à cet aveu que malgré sa qualité, le bouquin d'Hélène Vérin qui fait autorité sur la question (La gloire des ingénieurs. L'intelligence technique du XVIe au XVIIIe siècle, Albin Michel, 1993) n'arrive pas tout à fait à me convaincre que, parce que nous avons ce mot, il y a un objet historique cohérent derrière.
Au début, me semble-t-il, il y a l'ingénieur militaire - l'homme du génie au sens où on l'entend dans les états-majors, en charge des travaux de siège et, a contrario, de fortification. Il gagne en importance au long des temps modernes, lorsque la guerre cesse d'être une affaire de charges héroïques en rase campagne pour se ramener à une affaire de places et de sièges, pour culminer avec la grande et coûteuse affaire du règne de Louis XIV, la construction d'une ligne de citadelles aux frontières du Royaume. L'ingénieur est donc essentiellement un spécialiste de statique, laissant à d'autres ceux des problèmes de Galilée qui concerne cinématique et dynamique. Évidemment, il est obligé de s'intéresser aux questions d'hydraulique, par exemple : pas la peine de construire une place forte si on y meurt de soif. C'est évident dans les livres de Bélidor et sur le terrain à Neuf-Brissach et ailleurs (ci-contre, adduction d'eau à Briançon).
Mais on est loin de l'ingénieur tout puissant du XIXe siècle. Comment va-t-on de l'un à l'autre ? Comment l'ingénieur devient-il, à un point aussi flagrant, et surtout en France, la figure de proue du progrès technique ?
Une hypothèse de travail, sûrement simplificatrice : en France, le corps royal des ingénieurs (le génie militaire donc) est, je crois, le premier corps technique de l'État à recevoir une stricte organisation territoriale, en 1693, avec une organisation en 23 directions subdivisées en chefferies, ces dernières étant sous la responsabilité d'un ingénieur en chef (cf. Langins,Engineering the French Revolution, p.81). Du coup, lorsqu'à l'époque de la Régence et de louis XV on se préoccupe d'organiser le corps des Ponts-et-Chaussées, c'est le même modèle et la même appellation qui prévalent ; et qui son transférées, dans les dernières années de l'Ancien Régime, au nouveau corps des mines.
On sait que les ingénieurs des Mines (mais aussi ceux des Ponts-et-Chaussées, en ce qui concerne en particulier les chemins de fers) se sont donnés pour mission d'organiser et d'encourager l'importation de la révolution industrielle anglaise en France - qu'on me pardonne le raccourci un peu forcé. Et, au cours du XIXe siècle, on commence à voir des maîtres de forges, reconnus comme tels dans leur province, se faire appeler « ingénieurs civils » à Paris - c'est le cas des Combescot, de la forge de Savignac-Lédrier, étudiés par Yvon Lamy. La nouvelle gloire de l'ingénieur commençait, qui culmine par la loi du 10 juillet 1934 sur la délivrance et l'usage du titre d'ingénieur diplômé.
Ce modèle est-il obsolète aujourd'hui ? Je le crois ; j'en veux pour preuve la grille salariale dont je parlais au début - d'ailleurs, si j'expliquais à mes amis américains que je suis engineer (à défaut d'ingénieur diplômé que je ne suis pas), il y a des chances qu'ils me croient mécanicien d'une locomotive. Mais comme Don Quichotte croyait en la chevalerie bien après qu'elle ait perdu toute pertinence, certains continuerons longtemps à voir dans l'ingénieur (et dans les écoles du même nom) l'armature essentielle de l'industrie, de l'économie et, tant qu'à faire, de la société elle-même...
(Illustrations : détail du frontispice de La science des ingénieurs, de Bélidor, édition de 1729, d'après Gallica, et photo de votre serviteur, Briançon, juillet 2005)
1 commentaire:
Bonjour,
je suis assez d'accord avec le décalage entre la vision romantique, relativement récente, de l'ingénieur français, le polissage de cette image par les grandes écoles et les réseaux d'anciens, toute cette imagerie populaire et le prestige associé à ce métier d'une part, et les réalités multiples que ce mot recouvre dans la France du début XXIème siècle.
Mais ne serait-ce pas, après-tout, un sort partagé par quasi toutes les anciennes castes professionnelles qui avaient tenté et réussi, parfois pendant plusieurs siècles, à instaurer une distance protectrice avec le "client"? Quid du prestige du médecin de famille, de l'instituteur (je me souviens encore de la notabilité et du pouvoir disproportionné de mon directeur d'école primaire au milieu des années soixante), tout ces gens qui recevaient derrière un bureau et habillés avec une classe peu prolétaire?
Et que devient l'avocat, quand de gigantesques cabinets parisiens font trimer des dizaines voir centaines d'avocats techniciens sur des plateaux de bureaux paysagés?
Les hiérarchies du prestige, du pouvoir, sont bousculées par les deux bouts: par les institutions publiques et privées qui ont tout intérêt à aplatir les grilles et à éviter les ilots de pouvoir. Et par le bas, la culture du respect des hiérarchies et des notabilités disparaissant comme d'ultimes rebonds post-soixante huitards.
Un de mes anciens "manager" expliquait, devant les questions de son public d'ingénieurs questionnant les manques d'organisation d'un nouveau domaine de service, que ce n'était pas important.
==> En effet, dans ingénieur il y a génie n'est-ce pas?
L'ingénieur reste en France celui qui saura en toute situation trouver le couteau, la ficelle, les informations, la solution.
Pourquoi ne pas apprécier cette belle image d'Epinal, en toute conscience de ce qu'elle a de superficiel et donc largement erroné, et en se méfiant de notre propre réflexe arrogant de celui qui grace à sa méthodolgie inégalée sait ou croit être plus pragmatique que les spécialistes dans tous les domaines?
Bien cordialement, et bravo pour ce blog atypique, spécialement apprécié par l'encore possesseur des MX et KX dont je vois le bel usage que vous continuez à en faire.
Bruno
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